- Textes
A L'AISE DANS L'HOSPITALISATION

E. JULLIAND

Psychanalyse & psychiatrie ne font pas toujours bon ménage et ça ne date pas d'aujourd'hui [3]; on doit s'attendre à de nombreuses crises de ménage dans ce couple à moins que la psychanalyse renonce et divorce d'avec ce conjoint affairé et infidèle, si peu sentimental ou tendre, obsédé par ses résultats, ne rêvant plus à rien d'autre que les nombres, voire cauchemardant sur les procès à venir... Mais, hospitalier, l'hôpital l'est-il encore ?

En médecine, on n'écoute pas, on essaie de voir. En psychanalyse, c'est l'inverse. Pourtant, ce couple peut avoir un avenir s'il oublie l'organe et garde un souci commun : l'approche de la souffrance qui ne se réduit pas à l'oreille ou à l'œil, mais qui va saisir le soignant, à qui l'on prête sans barguigner une tendance à l'identification à autrui. Cette souffrance des soignants vient de l'impuissance à guérir, de leur confrontation à l'angoisse de castration bien plus que de la confrontation à la mort d'autrui. La fureur de diagnostiquer, forme évidente du savoir en médecine, puis de guérir le malade peut laisser la place à un projet plus modeste, tenter de soulager la souffrance.[6]

Il y a trois ans, déprimé peut-être, et convaincu que l'hôpital était incurable, j'ai écrit à propos de l'avenir de la psychanalyse à l'hôpital, “ je ne suis pas inquiet; pour être inquiet, il faut un espoir. ” [7]. Et voilà qu'aujourd'hui, je me trouve à l'aise dans l'hospitalisation, en tant que psychiatre et psychanalyste et souhaite le faire savoir. Ce revirement m'interroge et me fait réfléchir : Comment suis-je sorti de cette vision sans espoir si ce n'est en renonçant à mon désir de guérir l'hôpital ?

Ce pessimisme est nourri par l'évolution technocratique de l'hôpital, traité désormais comme une entreprise à visée commerciale, comme un outil de production de soins dont la qualité sera évaluée pour la satisfaction des consommateurs - patients. Il est nourri de la faible résistance des soignants, psychiatres notamment, toujours fascinés par le visible qui fait tant défaut à leur art. Il est conforté par l'air politique du moment, plein de bonnes intentions. C'est ce moment que choisissent les patients pour se faire hospitaliser, en masse, en urgence, créant une belle pagaille dans le microcosme attelé à sa révolution idéologique… Comme le disait Freud à la suite de Charcot, “ la théorie ça n'empêche pas d'exister ”; la réalité fut-elle sociale et non biologique s'impose à nous. Comme toujours la solution vient des patients, et le salut vient de la clinique, pas de l'institution pétrifiée dans la bureaucratie. Un brin orgueilleux, le psychiste se met à négliger le bureau dont il considère les productions comme des tigres de papier. “ Du papier, ce n'est que du papier. Laissons cela aux 'santémentalistes' et retournons à la clinique et aux soins primaires… ” se dit-il. Il se demande aussi s'il ne pourrait pas répondre comme Beckett interrogé sur ses motivations à écrire : “ Bon qu'à ça.

 

1° TROIS EXEMPLES CLINIQUES

Ariane est en HDT depuis trois jours. Elle a 20 ans, vient d'échouer en troisième année des beaux arts. Elle vit avec sa mère. Est là pour une bouffée délirante; ce n'est pas la première. Elle est blonde décolorée avec des mèches vertes, assez assorties au pyjama de l'hôpital. Les petites lunettes métalliques aux verres épais lui donnent un regard lointain et presque perdu.

Une infirmière a souhaité qu'elle soit vue par un homme comme psychiatre; Ariane vit avec des femmes. L'infirmière ayant l'idée qu'un homme pourrait davantage la contenir et lui faire respecter les règles. C'est réussi au delà des prévisions… Hostile et assez violente depuis son arrivée dans le service, aux deux premiers entretiens avec moi, elle est partie après quelques mots bredouillés et incompréhensibles : “ Vous ne comprenez rien ! ” et a claqué la porte. Devant son comportement insupportable, il a fallu augmenter le traitement sédatif et la rappeler à l'ordre. Mais elle est manifestement hallucinée et se défend avec les moyens du bord : Défenses caractérielles et de type psychopathique. Elle a ses règles et a jeté une serviette hygiénique à la tête d'un infirmier ce matin. Réticente au début de notre entretien, elle ne souhaite pas parler, ni du passé, ni du présent; seulement l'avenir. Que va t elle faire après cet échec. Inscription en arts et métiers du spectacle. Elle ne veut pas dire ce qui se passe.
La veille pourtant, un moment détendue, elle avait parlé à l'infirmière des lettres écrites à son arrivée et les avait trouvées incohérentes. Elle ne les a pas avec elle et ne peut donc pas m'en parler. La veille aussi, nous avions évoqué dans le couloir ses productions artistiques. “ Des collages et de la peinture. Ca ne vous intéresse pas. ” J'avais proposé qu'on voit cela le lendemain. Elle propose d'aller chercher ses lettres et s'absente. Je vais au secrétariat en l'attendant et quand je reviens, elle est avec l'infirmière. Elle a jeté les lettres au panier. Mais me parle d'une carte de fête des pères : un boxeur qui a reçu des coups : légendée ainsi : ça va être ta fête.

Le père ?
Il ne m'a pas reconnue avant dix ans. Ai fait sa connaissance à 6 ans; dans un bistrot. Ai su tt de suite que c'était lui. Il n'y avait aucun doute. ” Or cette question du doute m'intéresse depuis la veille, une lecture d'un article de P Aulagnier. Puis elle critique violemment son père…” Une fois il devait m'emmener en vacances en avion; il m'a conduite à l'hôpital psychiatrique.

Elle s'intéresse au décor du bureau. “ J'aime bien cette image . C'est une gravure. Ce qui me plait, c'est cette sphère avec des piquants; comme une pomme de chine. Vous pourrez m'en faire une photocopie ? ” Se lève et regarde de près les photos. C'est Barcelone. Non c'est Lyon. Etonnée.
Elle se rassied et dit qu'elle veut partir vite de cet hôpital. Devant mon refus, se crispe et fait des grimaces, le front buté en avant. Elle m'affronte. “ Vous êtes comme une pomme avec des piquants pour repousser l'autre. ” dis-je. Elle semble amusée, pas contrariée. J'explique que l'hospitalisation va durer pour que nous puissions parler ensemble, qu'elle puisse aussi s'exprimer avec ses dessins et peintures. “ Vous pourrez me donner du papier. Beaucoup de papier ? ” Je confirme.
Un moment de silence et je propose qu'on en reste là. Je lui annonce mon absence pour une semaine. Elle pourra voir l'autre psychiatre du service si elle le souhaite. Elle dit préférer attendre mon retour. Elle parlera avec les infirmières.

Elle est beaucoup plus détendue, les deux soignants sont contents. Ils en reparlent : la nécessité d'un accord préalable sur un espace temps partagé, la nécessité d'une rencontre où les soignants créent un climat non conventionnel, permettant à chacun de ne pas jouer sa partition convenue, qui de malade , qui de docteur. Espace winicottien diront certains, où un jeu peut se déployer. Espace de rencontre comme le décrit P Aulagnier, [1] dans lequel il importe que le registre de la causalité soit précis, (il ne s'agit pas de délirer à deux ou plus), dans lequel on sait que les représentations de chose , les images, les gestes, prennent le pas sur les mots. Espace tout simplement vivant aussi où deux personnes peuvent parler de choses et d'autres, en prenant un thé ou une tisane, quand l'heure des entretiens est passée, et que les psychiatres sont partis.. Ainsi va pour nous le soin dans un service de psychiatrie, déclinaison d'une disponibilité d'accueil à l'étrange.

Ma fantasmatisation méta psychologique à son propos croisa la lecture d'un texte ardu de Piera Aulagnier, [1] où elle pose comme préalable à toute rencontre avec un sujet psychotique une entente sur le sens de cette rencontre. Pour que au moins l'on partage des présupposés sur la causalité : qu'est ce qu'on fait là ? L'autre piste était une lecture d'un texte clinique inspiré par la phénoménologie. [2] Et j'ai pensé que je faisais de la phénoménologie comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Que j'aie fait ces deux lectures la veille de l'entretien avec Ariane est un hasard. Il a joué son rôle, plutôt décisif sur la conduite de cette séquence clinique. Mais, plus de hasard désormais : si la leçon a porté ses fruits, il nous en restera quelque chose, à l'infirmière et à moi pour d'autres occasions à venir.

 

Marcel, 33 ans est déjà venu l'an dernier dans le service, après la mort de sa mère. Il vit dans un foyer d'hébergement géré par une association pour arriérés mentaux. C'est presque l'anniversaire de la mort de sa mère, et il nous revient pour un état d'agitation et d'angoisse important. A son entrée, nous apprenons que sa marraine, une amie de sa mère, lui a remis des photos de famille, en album et en vrac, sans commentaires. Il s'est trouvé fort embarrassé de ce cadeau, ou plutôt de ce legs : la marraine est âgée. Au foyer, il s'énerve avec cet objet, dont il parle à tout le monde, mais qu'il ne peut regarder tranquillement. Nous faisons l'hypothèse que cet objet relance la problématique du deuil et des questions angoissantes autour de la mort. Des éléments du passé, qu'il avait à peu près refoulé depuis un an se représentent sous la forme de cet objet. L'hospitalisation s'organise alors autour d'un accompagnement soignant, en récupérant cet objet phobique, en le regardant avec lui, en écoutant ses commentaires au fur et à mesure de l'examen des photos. Pendant ce séjour d'une quinzaine, nous ne nous occupons de rien d'autre, et le patient, malgré son aspect pataud, sa débilité avérée, s'associe à ce mouvement et va même le pousser très loin. Voilà pourquoi il m'a semblé intéressant de vous exposer cette histoire.

Tout d'abord, il exige la présence du psychiatre pour la première séance-photos. Initiateur de cette thérapeutique, le psy se laisse facilement convaincre. Les séances suivantes seront assurées par une infirmière seule. A la fin de la première séance, nous avons échangé nos impressions et notre surprise. Le médiateur a produit un effet de verbalisation. Marcel nous présentait sa famille, découvrant les photos peut-être, revenant souvent sur deux thèmes. En premier, sa mère, enfant, belle jeune fille. En second lieu, l'apparition du père, qu'il décrit rapidement comme un alcoolique violent, frappant la mère. Après 20 ans de mariage et un divorce, arrive un beau-père, alcoolique aussi . Et le discours traite du fantasme de scène primitive, scène violente entre les parents, forcément violente, quelque soit l'homme de la mère. Les deux soignants sont pris à témoin, non seulement dans le discours, ce qui est banal, mais aussi dans l'image. Scénario voyeur en second, qui nous met mal à l'aise : nous le voyons lui l'enfant regardant ses parents. Ce malaise chez nous s'est dans un premier temps déplacé sur une autre scène. L'album de photos contenait des photos de vacances, dans des lieux familiers aux soignants : le village des parents pour l'un, les rochers de Ploumanac'h pour l'autre, souvenir d'enfance. La force d'évocation mobilisait l'imaginaire des soignants, de leur côté, à partir de leur propres souvenirs. Il était vital et urgent de parler pour faire la navette entre les deux lieux psychiques, les fantasmes du patient d'une part, notre propre émotion d'autre part, et enfin, notre écoute de l'émotion suscitée chez Marcel par ce travail que nous avons après-coup qualifié de “ bizarre ”.

La dernière photo de la dernière séance représentait le couple des parents s'embrassant…Le hasard était de notre côté et un brin malicieux.

Le lendemain, lors du dernier entretien, Marcel n'est pas guéri. Mais il a pu regarder toutes les photos, il est calme et décide de laisser tout cela dans une boite, au foyer, de ne plus en parler : “ c'est personnel ”. Ainsi les photos-souvenirs peuvent retrouver une place dans le placard au refoulement, affect et représentations ayant retrouvé leurs jonctions. C'est l'hypothèse noble et optimiste, qui fait l'impasse sur l'aspect réaliste et presque comportementaliste de notre travail. Pourtant , me défiant d'être un comportementaliste sans le savoir, je pense que notre travail interne, sans interprétation explicite au patient a apporté la mobilisation et le holding nécessaire.

Quelques jours après son retour au foyer, son éducateur nous appelle. Marcel est parfois excité, il parle beaucoup. On me demande s'il n'est pas délirant lors de ces moments d'exaltation. Au prochain rendez-vous avec le psychiatre traitant, il faudra peut-être augmenter le traitement. Mais l'éducateur convient que Marcel est plus vivant qu'auparavant, et l'exaltation ne veut pas forcément signifier délire.
Comme prévu, Marcel a rangé ses photos et n'en parle plus.

Essayer de travailler avec le transfert des patients sur nous, personnes et institution, y compris en l'interprétant quand c'est possible, telle est notre option. On sait que cette interprétation n'est pas forcément la plus efficace dans le traitement, mais on ne se prive pas de cet usage pour montrer aux patients et à nous même qqch. de l'Ics. : En voici un court exemple

Julie est arrivée dans le service en isolement pour une crise suicidaire dans un état passionnel (rupture sentimentale). Personnalité complexe, avec une vie sentimentale et amoureuse à rebondissements, marquée par la relation “ impossible ” avec son père qui a abandonné sa famille et qu'elle a toujours voulu séduire. Elle ne renoua avec lui que pour sa mort.
L'hospitalisation dure. Elle va mieux, mais redoute la sortie. Elle rêve alors d'hommes en blanc qui la pousse du haut d'une falaise et après le récit de ce rêve, assez clair pour ne pas exiger d'interprétation, nous lui indiquons en clôture d'entretien qu'elle choisira elle-même la date de sa sortie.
Après sa sortie, consultations pendant 6 mois et début de psychothérapie analytique avec un psychologue de son secteur. Elle interrompra l'une et les autres puisque la misère névrotique ne guérit pas, même pas avec la psychothérapie, ni avec les médicaments, ni avec l'amour passion. Elle poursuit la relation “ impossible ” avec son ami qui ne sait pas ce qu'il veut.

Un récent article de V Kapsambelis [5] m'a permis de repérer un point commun entre ces trois exemples et utilisable comme guide pour les hospitalisations : Je résume son propos en quelques lignes, et conseille la lecture de l'article. Partant du couple apparemment opposé lit - divan, il développe l'articulation entre passivité, passivation et activité. Le patient psychotique qui se plaint d'être halluciné, ou téléguidé se sent victime d'un agent extérieur; c'est une expérience de passivation. Une hospitalisation forcée, HDT, HO ou simple persuasion d'un entourage plein de bonnes intentions va répéter le traumatisme de passivation. (analogue dans le registre narcissique et identificatoire au viol qui lui est un traumatisme de nature essentiellement sexuel). L'hospitalisation apparaît donc au patient paranoïde comme un pur effet contre transférentiel. L'expérience du divan est différente puisqu'elle suppose la passivité : passivité du patient qui s'engage à dire ce qui lui vient, sans être actif; passivité de l'analyste qui accepte de se laisser envahir par les productions psychiques qu'il entend. C'est ainsi que la psychanalyse est l'inverse de l'hypnose ! Le fil conducteur me semble être constitué par la capacité d'une équipe soignante à se laisser coloniser par le patient quand il sort de la passivation : compréhension et réponses adaptées aux réactions violentes, soutien des initiatives par lesquelles il se réapproprie ses productions psychiques “ inappropriés ” (comme me l'a dit un patient en avril dernier, reprenant à son insu les mots de R Roussillon , psychanalyste lyonnais) [10].


Dans ces trois séquences cliniques j'ai essayé de montrer comment nous tentions une approche a priori psychothérapique des patients, dès la première rencontre ou aussi lors des derniers entretiens pour décider d'une sortie. Les soignants ont éprouvé un certain plaisir à leur travail, et les patients, c'est le minimum, ont trouvé un bénéfice à cette rencontre thérapeutique. Mais l'hospitalisation ne se limite pas à cette dimension psychothérapique directe. Nous allons voir rapidement comment interviennent les contextes philosophique et politique :

 

2° UNE THEORIE DU SUJET

JB Paturet, professeur de philosophie à Montpellier définit le sujet comme l'entrelacs de trois cercles : [9]

  1. Le premier définit le sujet désirant et rationnel, théâtre d'un conflit dont la nature est variable : le préciser et le traiter est l'affaire des psychothérapeutes
  2. Le deuxième définit un sujet social, celui qui a une famille, des proches et des amis, avec lesquels il entretient le contrat narcissique initialement conclu lors de sa naissance.
  3. Le troisième est le sujet politique, le zoïon politikon, selon Aristote, qui a une place dans le tissu social, comme sujet responsable ayant droit à la parole.

Selon Paturet, ces trois cercles sont noués à la manière des nœuds borroméens : si un seul de ces trois cercles se défait, c'est l'édifice de l'individu qui se dénoue et l'Homme est alors enfermé dans un seul des cercles par la perte de cet assemblage. En jouant sur les mots, j'ajoute qu'il est alors aliéné (sans lien).

Or l'hospitalisation en psychiatrie fait courir au malade le risque d'être privé d'une de ses dimensions constitutives. Délirant, il n'est plus considéré comme un sujet désirant et rationnel traversé par le conflit psychique. Isolé, il perd ses repères familiaux ou amicaux, ou bien ceux ci sont tordus… Sous tutelle il ne vote plus. En conséquence, il faut être vigilant à l'hôpital pour préserver ces trois dimensions humaines décrites par Paturet.

La psychothérapie institutionnelle, dont nous avons parlé dans une récente session de travail participe à la restauration de la fonction sociale [8]. Je pense qu'il est plus facile aujourd'hui de centrer son objectif sur la convivialité et l'organisation de rapports humains ordinaires que sur la mise en scène d'un microcosme teinté d'idéalisme (l'hôpital analogue d'une société idéale). En revanche, la fonction citoyenne est difficile à défendre directement. Heureusement , dans un hôpital psychiatrique un peu trop vaste, il existe de nombreux recoins que nous ignorons et ne contrôlons pas. Certains patients se rendent dans un local syndical et parlent avec le syndicaliste de leur passé de travail, voire de syndicaliste et de militant politique. La place actuelle accordée dans les instances hospitalières n'est pas inutile si elle va dans ce sens. Il me semble aussi que l'organisation des équipes soignantes doit se rapprocher autant que possible des règles démocratiques, où la parole de tous a le droit d'être entendue; le narcissisme des chefs dût-il en souffrir. Nous arrivons au contexte politique de l'hôpital

 

3° LE CONTEXTE

Là encore, il sera question des nœuds borroméens, qui articulent trois ensembles sans accorder la primauté à l'un d'entre les trois; là aussi, la défaillance d'un des trois cercles met l'ensemble en péril.

Dans la première partie d'un article intitulé “ le psychanalyste et son institution ”, Micheline et Eugène Enriquez distinguent trois organisations collectives dans les sociétés humaines. [4]

L'organisation instituante ou Institution, : L'institution, c'est ce qui établit, ce qui installe, ce qui forme. Sa référence est paternelle (Les institutions posent le problème de la paternité, le père étant celui qui est à l'origine par la parole), elle a pour fonction de transmettre un savoir qui a force de loi (une théorie); elle est faite pour durer, et pour cela cette loi doit être transmise et intériorisée. Les institutions sont donc essentiellement éducatives et formatrices. L'ordre dans l'institution est assuré par la soumission à la loi paternelle intériorisée.

L'organisation à visée de production ou l'Entreprise : Ses références sont techniques et organisationnelles (bureaucratie, hiérarchie, compétence); son but est la production d'un bien ou d'un service; les hommes y sont interchangeables , ne sont pas faits pour y rester, et seront donc congédiés s'ils ne produisent pas ce que la direction attend d'eux. La modalité d'organisation est celle du contrat ou de la mission confiée par une direction.

L'organisation à but volontaire ou le Parti : Sa référence est la cohésion d'un groupe autour d'un Idéal à promouvoir. Son but est l'exercice d'un pouvoir. Les relations sont marquées par la solidarité, dans un registre fraternel, peu hiérarchisé, au service d'idées communes, à transmettre, mais différentes d'un savoir puisque contingentes à une situation sociale ou politique.

Les auteurs ajoutent qu'aucun collectif ne fonctionne selon un de ses modèles purs. Ainsi une institution s'organise-t-elle, un parti se bureaucratise-t-il, une entreprise développe-t-elle un esprit d'équipe dans des stratégies de communication ou de participation. L'hôpital comme les autres organisations s'appuie sur ce triptyque.


Nous vivons un changement de paradigme qui rompt l'équilibre antérieur de l'hôpital psychiatrique où prédominait le modèle institutionnel et où s'était développé le modèle militant. Le secteur en psychiatrie en est le parfait exemple. La logique de l'entreprise heurte de front la logique des services qui plient ou se rompent. Il n'est pas suffisant de défendre l'institution en scandant “ le secteur le secteur ”; encore que cela serve de cri de ralliement quand on est en perte d'identité. Il s'agit de faire vivre les institutions, de les faire bouger, et de défendre les pratiques soignantes et d'en inventer de nouvelles. Mais, que cela plaise ou non, la relation soignante est marquée par le transfert. L'état de maladie provoque une régression et le transfert se déploie préférentiellement dans la reprise de la relation enfant-parent. Les soignants sont mis à cette place imaginaire, et les patients , en détresse, “ désaide ” écriraient les nouveaux traducteurs de Freud, ne leur demandent pas d'être d'anonymes et interchangeables pourvoyeurs de services, à la mode de l'entreprise.

Le modèle de l'entreprise est inadéquat avec la fonction même de l'hôpital (psychiatrique ou général d'ailleurs). La modification de la gestion et de l'administration provoque une résistance et une inquiétude chez les soignants.

 

EN CONCLUSION, je me réjouis que dans nos sessions annuelles, comme autrefois aux CEMEA des pionniers du secteur, comme aux beaux jours de la psychothérapie institutionnelle, l'on n'oublie pas que la parole est à chacun, et j'espère que la discussion qui va suivre confortera cette affirmation. C'est aussi comme cela que l'on essaie de fonctionner en équipe auprès des patients hospitalisés.

 

 

Dr. Eric JULLIAND
C.H. " le Vinatier "
69677 Bron CEDEX.

BIBLIOGRAPHIE

1. P AULAGNIER Un interprète en quête de sens

2. P BOVET Interventions psychothérapiques auprès de schizophrènes en psychiatrie publique ambulatoire revue L'Information Psychiatrique n° 4 avril 2002

3. MC CELERIER De la difficulté d'être psychanalyste en 1981 revue Topique n° 27 année 1981

4. M & E ENRIQUEZ Le psychanalyste et son Institution revue Topique n° 6 année 1971

5. V KAPSAMBELIS Psychopathologie de l'hospitalisation in Information Psychiatrique n°2 février 2003

6. E JULLIAND " Le regard du sourd n'est pas tombé dans l'oreille d'un aveugle " Bulletin de l'association Psychiatrie de secteur à l'Hôpital Général n° 12 & 13 année 1986.

7. E JULLIAND A propos de " Penser la psychose "de S de Mijolla revue Topique n° 69 année 1999

8. E JULLIAND " Qu'est la psychothérapie institutionnelle devenue ? " Journées de l'association Psychiatrie de secteur à l'Hôpital Général en 2001 Ile de Ré

9. JB PATURET conférence sur " l'enfermement " aux journées des UMD et des SMPR, Perpignan novembre 2002

10. R ROUSSILLON conférence inédite journée sur " Idéal et guérison en psychothérapie " à LYON 2001

 

 
Roquebrune 2003 :  Programme et textes