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LA PSYCHOPATHOLOGIE A CHANGÉ

Daniel CHARDIN

Cet article a vu son titre modifié plusieurs fois. Initialement, je l'avais intitulé "La psychopathologie n'est plus ce qu'elle était". Mais j'ai par la suite estimé que la nostalgie n'était pas un critère scientifique, et cela a fini par m'amener à ce titre plat et neutre, car ce n'est pas à "souvenirs, souvenirs" que j'entends le consacrer.
S'agissant de jeter un coup d'œil en arrière sur ce qui a évolué durant une carrière de psychiatre, je me dis qu'une fois de plus dans ce métier, rien ne prend pleinement sens si on ne replace pas dans un contexte culturel, ce mot étant pris au sens le plus large. C'est pourquoi dans un premier temps, je m'efforcerai de pointer tout ce qui a pu évoluer en bientôt 40 ans (eh oui!) de métier, mais aussi de vie en société tout simplement. Ensuite, j'exposerai dans une partie plus strictement clinique les modifications psychopathologiques qu'il m'a sembl é percevoir.


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Le contexte culturel, donc.
Il est essentiellement occidental, mais avec une forte immigration extra-européenne, judéo-chrétien mais en voie de déchristianisation avancée, latin mais avec de fortes influences anglo-saxonnes et le développement d'une forte ambivalence par rapport à ces influences, avec des structures de pouvoir centralisées mais en voie de décentralisation…Bref, tout évolue, et la psychiatrie, sa clinique autant que ses pratiques, évoluent simultanément, avec ses oppositions internes, ses conflits conceptuels, le tout sous le primat d'un "économisme" de plus en plus rigoureux.
De quoi serait fait ce culturel que j'invoque?
De politique, par exemple. En 40 ans, en France, nous passons d'un système fortement centralisé, avec une idéologie doctrinale affirmée et un système de partis qui confine au parti unique ("entre nous et le parti communiste, il n'y a rien") à un système en voie de décentralisation, dont les certitudes idéologiques s'effacent souvent devant un pragmatisme qui remet en cause les clivages traditionnels, et ce d'autant plus que l'alternance au pouvoir est devenue la règle. Entre temps, dans ce monde, il y a eu mai 68 et le souffle de libéralisation qui s'en est suivi, puis en 89, la chute de l'empire communiste, avec la fin du partage du monde en deux blocs selon Yalta. Il y a aussi la mondialisation dite libérale, dont les excès génèrent des contre-pouvoirs alternatifs.
De communication, également. La circulation de l'information, encore assez facilement contrôlable il y a 40 ans, du fait du nombre de canaux assez restreint, est devenue maintenant une donnée majeure à l'échelle mondiale (le "village planétaire"), très largement répandu, et en temps réel grâce à l'internet. Pouvoir communiquer et échanger des informations pour un prix presque dérisoire avec un habitant de Sydney ou de Bogota est devenu une banalité qui était autrefois un véritable luxe. Cela ne veut pas nécessairement dire que la qualité de l'information en soit devenue meilleure ; La quantité peut aussi devenir un handicap : l'information tue l'information. Il n'en reste pas moins que cette évolution constitue un véritable contre-pouvoir.
De valeurs, forcément. Dont on peut dire qu'elles sont en crise, ce qui est presque une façon de porter un jugement (péjoratif, bien entendu) sur leur évolution. Mais dont il faut bien reconnaître que certaines ont beaucoup évolué en peu de temps – et que sont 40 ans à l'échelle d'une civilisation? Parmi les institutions-piliers, dont un des rôles était de fabriquer du contrôle social et du Surmoi, tant individuel que collectif, afin de pérenniser un ordre social nécessairement conservateur, la religion (il s'agit avant tout du catholicisme) a perdu un terrain considérable sur cette période, mais pas forcément au profit d'une laïcité triomphante, la détresse trouve maintenant refuge dans les sectes, l'approvisionnement de celles-ci étant garanties par un marketing avisé et ciblé. Autre institution-pilier il y a encore peu, l'armée, parangon des valeurs d'ordre, de discipline et de sacrifice, exaltant une certaine virilité et un romantisme aventurier, tend maintenant à devenir un métier comme un autre – qui va en se féminisant – avec ses exigences professionnelles, et ne recycle plus les psychopathes et les têtes brûlées ; elle a, en passant, abandonné le grand mythe du brassage social.
D'économie, inévitablement. De la politique dictant sa volonté à l'économie, nous sommes passés à l'économie encadrant la politique. On parle maintenant de dictature des marchés, et la mondialisation, avec son rouleau compresseur libéral, a laminé toutes les références idéologiques traditionnelles, les clivages droite-gauche, mais aussi changé les rapports à l'argent, désormais totalement décomplexés et cherchant à éliminer les derniers garde-fous protecteurs des salariés. Il fut un temps où l' État était providence, où il avait encore à cœur – de ne pas laisser sur le carreau les acteurs de base de la production de richesses. Il se souciait des laissés pour compte et organisait, selon son idéologie, un système d'assistance. La tendance actuelle est très nettement au désengagement de l'État, au profit de la seule gestion, avec une défausse à peine masquée de ses missions dans le domaine de l'assistance vers les secteurs associatif et caritatif.
De social, incontournablement. Vaste catégorie évoquant la lutte des classes, elle montre une évolution globale des valeurs collectives au profit des valeurs individuelles. Les syndicats ont vu fondre leurs effectifs, ils sont devenus aussi plus imprévisibles. Les poussées corporatistes dans le monde du travail trouvent un écho dans les attitudes communautaristes au sein de la société. L'école connaît des ratés d'importance dans sa fonction d'intégration. En même temps, se développent des zones de non-droit dans des quartiers défavorisés, habituellement banlieues des villes de grande ou moyenne importance, où l'État abdique d'autant plus volontiers sa fonction d'autorité (police et justice) que cela favorise le développement d'une économie parallèle basée sur les trafics dont celui de la drogue, lui permettant ainsi de réduire son intervention en actions sociales et soutiens financiers.
Dans cette catégorie, il faut évoquer aussi tout ce qui a trait aux rapports homme-femme : de la fin d'une société patriarcale et autoritaire par la remise en question de ce modèle, de la contestation soixante-huitarde aux mouvements féministes, mais aussi libertaires, et débouchant d'une façon plus générale sur la revendication du droit des minorités, dont un des plus récents avatars est représenté par l'irrésistible changement d'opinion en faveur du mariage gay. les changements affectant l'institution familiale sont énormes en peu de temps : sur un peu plus d'une génération, on passe de la famille patrilinéaire trigénérationnelle traditionnelle à la généralisation de la famille nucléaire elle-même souvent réduite à son expression la plus minimale : la famille monoparentale.
Dire que notre société a beaucoup changé en 40 ans est un lieu commun, et surtout ce changement connaît une accélération telle qu'il bouleverse une donnée jusqu'à présent pérenne : les plus vieux apprenaient aux plus jeunes, transmettaient leur savoir, leur savoir-faire, leur expérience. C'est loin d'être toujours vrai maintenant, et dans certains domaines, notamment techniques les efforts adaptatifs ne suffisent plus pour "être dans le coup". On conçoit que cela puisse bousculer quelque peu la hiérarchie naturelle. Les valeurs changent aussi, comme on l'a vu ; une des données les plus importantes paraît être la perte de vitesse des valeurs collectives aux dépends des valeurs individuelles, mais un autre trait marquant du monde occidental, relié à ce qui précède, est aussi son matérialisme, son désir de consommer, de posséder, de jouir sans limites et sans entraves. il est légitime de faire la relation de cette disposition avec l'explosion des conduites addictives, qui viennent signifier par l'absurde et la pathologique les limites et les excès de ce modèle.

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Je viens de faire une "passerelle" entre un changement dans la société et une éventuelle modalité de traduction pathologique; C'est un des buts de cet article. Mais avant de continuer dans cette direction et d'envisager les modifications cliniques advenues en une quarantaine d'années, il faut dire un mot des changements intervenus dans l'épistémologie – plus simplement la façon d'envisager les choses – en psychiatrie.
Lorsque j'ai commencé la psychiatrie, d'abord comme stagiaire dans un CHU parisien, puis ensuite comme interne en province, la neurologie et la psychiatrie ne faisaient encore qu'une seule et même discipline, ou plus exactement le certificat d'études spéciales (CES) qui délivrait la spécialisation était unique et permettait d'exercer l'une et l'autre. Ce n'est qu'en 1969 qu'elles ont été séparées, et qu'a commencé le premier CES de psychiatrie.
A partir de mai 1968, la grande affaire idéologique (on raffolait des idéologies à l'époque, les milieux psy n'étant pas en reste) des professionnels de notre métier a été l'affrontement entre les tenants de l'organicité et ceux de la psychogénèse s'agissant de la cause des désordres mentaux. Très très grosso modo, les "organicistes" se recrutaient chez les plus âgés et dans les CHU – et bien sûr chez les neurologues qui se piquaient de psychiatrie – et les "psychogénistes" chez les plus jeunes et le cadre c'est-à-dire les hôpitaux psychiatriques, où la psychanalyse avait le vent en poupe? En assez peu de temps,ces derniers ont tenu le haut du pavé, et la psychanalyse est devenue la référence incontournable, les "organicistes" se repliant pour leur part sur des positions de recherche dont les travaux, faisant l'objet de publications, étaient régulièrement brocardés par le camp d'en face. D'autant plus que dans le même temps, en Angleterre et en Italie surtout, les mouvements radicaux de contestation de la psychiatrie officielle, plus connus sous le nom d'anti-psychiatrie, semblaient montrer la voie. Une fois réglé son compte à l'organicité, apparut un nouveau clivage (on ne peut pas vivre sans ennemi…) chez les psychanalystes, entre tenants de l'orthodoxie freudienne et les lacaniens. Pour franco-franchouillards, voire parigo-parisien (pour le deuxième) qu'aient été ces débats, il ne faut pas méconnaître l'importance et les répercussions qu'ils ont eu en pratique, dans la mesure où le pays était très centralisé, les décisions se prenant à Paris. Vu de maintenant, tout ce débat paraît bien dépassé et un tantinet dérisoire.


Un peu plus tard, vers 1974, la sectorisation commence à entrer véritablement en application, et ce de façon concomitante avec une très importante augmentation du nombre des psychiatres ; la profession connaît un véritable engouement, tant pour les psychiatres, les psychologues que pour tout ce qui se dit "psy". Puis arrive 1979, et l'institution du numerus clausus, pour des raisons budgétaires ; une rigueur de plus en plus affirmée va devenir la règle, sans que les répercussions en soient immédiatement perceptibles. Et un peu plus tard débarque cet objet qui prétend instaurer un langage universel, le DSM, qui propose une approche clinique statistique et désubjectivée, bouscule radicalement notre grille de décryptage symptomatique et nos habitudes nosographiques, et nous donne d'autant plus des boutons qu'il est importé des Etats-Unis, donc de chez ces anglo-saxons pragmatiques, dévoyeurs de cure-type, alors que nous sommes encore très férus d'idéologie. Les premiers à l'adopter ont été les agrégés et les professeurs des CHU, sans doute du fait de leurs relations avec le monde universitaire, des rencontres et des échanges d'information qui s'y pratiquent. Pendant longtemps, j'ai tenu le DSM pour le degré zéro de la clinique ; j'avais tort. C'est maintenant devenu la référence en matière de nosologie, et si les plus âgés d'entre nous font encore référence aux anciennes dénominations, c'est surtout par commodité culturelle, comme on peut encore parler en francs plutôt qu'en euros.
Est-ce à cause des temps qui deviennent durs, imposant par là un certain pragmatisme, qu'il semble que l'apaisement des conflits et oppositions idéologiques ait commencé à partir de là? Et puis il y a eu l'arrivée de nouvelles épistémologies, de nouvelles approches, qui ont inévitablement fait l'objet de fortes réticences et critiques au début, mais dont il est évident que le point de vue nouveau apportait une bouffée d'oxygène à une conceptualisation de la psychopathologie qui commençait à tourner sérieusement en rond. Prendront ainsi leur part à l'enrichissement de l'épistémologie psychiatrique la systémique, l'hypnose, le comportementalisme, la PNL (et bien d'autres…) et enfin les neurosciences, qui ont fait leur traversée du désert, et proposent dorénavant des avancées toujours plus précises sur l'intime intrication entre psyché et soma, réalisant d'une certaine façon la prédication de Freud qui disait qu'un jour on découvrirait le soubassement anatomique de sa théorie (j'ajoute en passant que les hypothèses concernant le fonctionnement du cortex frontal (Antonio Damasio) valideraient a posteriori les présupposés de l'hypnose et de la PNL). Et l'on s'aperçoit aussi qu'on ne peut plus se passer d'un minimum de connaissance de la chimie du cerveau si l'on veut être un prescripteur rationnel, et plus seulement empirique.
On voit ainsi que l'idée que l'on se fait de la psychiatrie, du psychisme humain, des institutions de soin etc…a considérablement évolué sur un laps de temps un peu supérieur à une génération. cela ne peut pas ne pas avoir eu de répercussions sur notre métier et nos pratiques tant il est maintenant reconnu et admis que "l'observateur fait partie du champ de l'observation".


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Venons en maintenant à la clinique elle-même.
Et commençons par l'hystérie, pour laquelle quelqu'un dont je ne me rappelle plus le nom (merci de me dire qui si vous le savez) a eu cette très fine formule "L'hystérique est toujours en avance d'une publication". C'est assez dire la plasticité symptomatique de cette entité, véritable caméléon nosologique qui se coule dans la culture dominante en vigueur dans son environnement, et se tient toujours à l'écoute du désir de son (ses) psy(s). Pour illustrer cela, je ne résiste pas au plaisir de raconter une histoire que je dois, je crois, à Mony Elkaïm. Il y a environ une vingtaine d'années, une jeune femme, que l'on qualifierait maintenant sociologiquement de "bobo", fait une analyse avec une analyste lacanienne ; elle souffre de frigidité. Un jour, elle apporte un rêve en séance : se promenant dans la neige,elle aperçoit une lapine complètement gelée ; elle la prend dans ses bras, la serre contre elle pour la réchauffer, et au bout d'un moment, la lapine lui fait un clin d'œil. Derrière elle, l'analyste ponctue ainsi : "La pine con gelé", et met fin à la séance. A la séance suivante, notre jeune femme annonce à son analyste qu'elle a eu un orgasme pour la pemière fois. D'aucuns penseront que l'analyste a eu l'interprétation juste, on peut aussi penser que c'est dans le domaine de la culture commune, génératrice d'un système transfert/contre-transfert fort, qu'il y a eu impulsion au changement ; on peut encore voir les choses autrement…Tout cela pour dire que l'hystérique ressemble maintenant habituellement beaucoup à cette jeune femme, et qu'elle n'est plus que très rarement paralysée comme il était banal autrefois. A noter que l'hystérie n'existe plus en terme de DSM, mais figure aux registres soit des troubles somatoformes, soit des personnalités passives-dépendantes. C'est certes moins romantique, et puis la référence étymologique a disparu…
Dans la catégorie des autres "névroses", on aura remarqué que la névrose phobique, la névrose obsessionnelle et la névrose d'angoisse ont redistribué leur nosographie au sein des entités "phobies sociales", TOC (troubles obsessionnels compulsifs) et trouble anxieux généralisé. Si les symptômes restent ici à peu près les mêmes qu'autrefois, ce qui a changé, c'est le regard et l'attitude des psys face à la souffrance que ces symptômes génèrent. On n'embarque plus beaucoup les personnes qui en sont affectées dans d'interminables psychanalyses ou psychothérapies, improbables quant au résultat, mais on leur propose de plus en plus souvent une alliance de la chimie (les IRS, avec éventuellement un zeste de neuroleptique atypique) et d'une thérapie cognitivo-comportementale (ou celle-ci seulement), alliance enfin performante dans beaucoup de cas, encore qu'il faudra encore attendre pour juger sur le long terme.
La clinique des psychoses a moins évolué dans sa dénomination que dans ses manifestations symptomatiques. On y retrouve toujours la schizophrénie, qui reste toujours une entité très diversifiée du point de vue des expressions pathologiques, dont les anciennes catégories "simple", "paranoïde" et "hébéphrénocatatonique" ont disparu au profit des symptomatologies positives (ou productives), négatives (ou déficitaires) et désorganisées. En revanche la PMD s'intitule maintenant troubles de l'humeur avec les variantes de l'uni- ou de la bi-polarité, et des variantes liées à la fréquence de survenue des accès. Quant à la paranoïa, et aux entités tout à fait désuètes dénommés paraphrénie, elles n'existent plus en tant que telles, mais figurent par leurs symptômes au registre des différentes formes de délires, les apparentant de fait au groupe des schizophrénies, comme c'était déjà le cas avant le DSM dans la nosographie anglo-saxonne.
On ne voit plus, semble-t-il, les grandes hébéphrénies ou hébéphréno-catatonies d'autrefois. Il est vraisemblable que la souffrance, tant du patient que de son entourage, amène une prise en charge plus précoce qu'avant, qui évite une trop grande dégradation ; il faut aussi noter l'incidence décisive des antipsychotiques. La suspension symptomatique, voire la rémission deviennent maintenant habituels, transformant le pronostic – mais le temps manque désormais cruellement pour les actions d'accompagnement psychothérapiques du patient et de son entourage. A noter l'adaptation des délires à l'évolution des techniques : nombre de patients délirent maintenant au sujet des nouveaux médias, où l'internet tient une bonne place. A noter aussi la fréquence tendant à se généraliser d'utilisation de substances toxiques chez les jeunes psychotiques, au premier rang desquels le cannabis, mais l'ecstasy et l'acide ont toujours la cote – question de contexte, sans doute.
les troubles de l'humeur ont beaucoup changé en 40 ans. La PMD telle qu'elle était décrite, commençant relativement tard dans la vie, vers les 35 ans, avec ses accès francs et typiques, et ses intervalles libres de normalité apparente entre les accès, n'est maintenant plus la forme la plus rencontrée. Dans l'ensemble, ils paraissent se manifester nettement plus tôt dans la vie, et être sensiblement moins typiques ; les oscillations de l'humeur sont aussi souvent plus rapprochées dans le temps. Par ailleurs, la clinique remarque de fréquentes intrications avec des troubles de la personnalité, ou des traits psychotiques marqués, ce qui correspond dans ce dernier cas aux "troubles schizo-affectifs" du DSM ; cela rend compte de la persistance de troubles entre les accès, que l'on constate fréquemment. Je n'ai pas d'explication à proposer concernant cette évolution clinique ; il me semble pouvoir noter que le regard des cliniciens a changé, et dépiste mieux qu'auparavant les troubles de l'humeur, mais cela n'est pas suffisant comme hypothèse concernant l'évolution de cette pathologie. J'avancerai cependant, avec beaucoup de prudence, que l'évolution culturelle de notre société me semble rendre plus difficile l'élaboration dialectique entre principe de plaisir et principe de réalité, et que ce dernier peut présenter des défaillances telles qu'elles ne lui permettent plus de jouer pleinement son rôle d'intégrateur social.
J'ai gardé pour la fin la vaste catégorie des troubles de la personnalité, etats-limite et troubles addictifs (j'inclus dans ceux-ci les troubles du comportement alimentaire dont l'anorexie mentale), car c'est dans cet ensemble que les corrélations avec les modifications intervenues au niveau socio-culturel paraissent les plus évidentes et les plus faciles à établir. J'ai le sentiment, que je n'ai pas été vérifier au plan statistique, que ces troubles sont en constante augmentation depuis 40 ans.
L'explosion des toxicomanies est devenue un fait de société et s'est en quelque sorte banalisé ; le comportement toxicomaniaque peut être largement inconscient, comme par exemple celui de l'abus de médicaments psychotropes. Le rapport à la loi du toxicomane en tant qu'usager est maintenant quasiment victimologique : pourquoi va-t-on l'embêter avec des interdictions ou des restrictions, il ne gêne personne avec sa drogue, il se fait juste plaisir. Et l'exemple des dealers de banlieue qu'on laisse opérer en toute impunité, au vu et au su de tout le monde, ne peut qu'apporter de l'eau à son moulin. La culture de la came festive est devenue une sorte de rituel partagé par le plus grand nombre ; les réunions initiatiques où le joint circule de main en main appartient désormais au folklore, les lieux de la drogue sont maintenant publics, et tolérés de fait, comme les boites de nuit, ou encore les rave-parties. On peut discerner dans ces comportements et ces attitudes aussi bien la conséquence de la perte d'un minimum de repères sociaux et symboliques, qui sont désormais affaiblis ou plus difficiles à percevoir, que ce que je soulignais plus haut, c'est-à-dire la remise en avant du principe de plaisir ; on ne peut s'empêcher de penser non plus que l'insécurité économique engendrée par la faillite du politique devant les marchés y est sans doute pour quelque chose également.
Les états-limite me paraissent aussi en augmentation, de même que les conduites addictives autres que les addictions aux substances (qu'il s'agisse de médicaments ou de produits illicites), qui sont souvent liées aux troubles de la personnalité. Par addiction autre qu'aux substances, j'entends les troubles du comportement alimentaire, comme je l'ai précisé plus haut, mais aussi les addictions à la télévision, aux jeux vidéos, à l'internet, aux jeux de hasard, au sexe, etc…Ces entités pathologiques où prédominent dépressivité, impulsivité, tendance à la manipulation, mauvaise tolérance à la frustration, importants troubles du contrôle émotionnel, sont depuis longtemps déjà corrélées avec des carences ou des abus dans l'enfance et l'adolescence : maltraitances diverses, aussi bien psychologiques que physiques, négligence, abandon, abus sexuel, etc…Et comme ce type de mauvais traitements, d'une part ne date pas d'hier, et d'autre part ne semble pas en augmentation (et se trouve de plus en plus souvent dépisté et sanctionné), la raison de l'impression de leur plus grande fréquence doit se trouver ailleurs. Je ferai l'hypothèse, là aussi, avec prudence, que la perte d'influence ou la disparition d'un certain nombre d'institutions cadrantes (l'école, la religion, l'armée, les mouvements de jeunesse, etc…) a pour conséquence de priver de possibilités de réparation – dans le meilleur des cas – ou de contention par etayage ces personnalités en manque de repères symboliques (la loi, le bien et le mal, les limites, le respect de l'autre…) et idéaux (le service de l'État, le sacrifice pour la nation, le service public…). Rappelons la sensibilité de ce type de personnalité à l'offre des sectes qui leur apportent du sens et du lien.


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Pour conclure.
Il y a plusieurs façons d'envisager les changements survenus dans la psychopathologie : soit du point de vue de la clinique, c'est-à-dire des modifications symptomatiques ; soit du point de vue de la fréquence, en augmentation ou en diminution ; soit enfin du point de vue de la façon dont on les envisage.
Concernant ce dernier point de vue, c'est toute la question des références théoriques qui se trouve posée. Et c'est sans doute ce qui, dans le DSM, peut de prime abord dérouter voire choquer le clinicien non anglo-saxon, c'est cette absence de référence. Non seulement la clinique du DSM est un inventaire statistique, mais en plus elle est "agnostique" ! Mais ce n'est pas parce qu'elle ne pose pas la question de l'implication des références du clinicien que celle-ci n'existe pas ; simplement, elle est sans objet s'agissant de porter un diagnostic à partir de données les plus objectives possible. C'est sans doute cette disposition qui permet au DSM de se positionner comme langage universel, au-delà des aspects culturels. Ceci étant, le DSM (qui a par ailleurs l'intelligence de prendre en compte des éléments contextuels, sociaux, etc…) s'il est un outil de communication commode, précis, et répétons-le, universel n'est pas une référence théorique. Et rien n'interdit au clinicien qui l'utilise de se référer à ce que bon lui semblera ; personnellement, j'ai un goût pour l'éclectisme, je pense depuis longtemps que la poly-référence est une richesse. Sans m'étendre davantage sur ce point de vue, je rappellerai l'intérêt, par exemple, des références systémiques en matière de compréhension et de traitement de la psychose, dont on sait que la clinique ne se rapporte pas qu'à un seul individu.
Quant aux modifications symptomatiques, pour aller vite, elles me paraissent surtout se situer du côté de l'hystérie – mais il s'agit là du génie adaptatif et "créatif" propre à cette affection, pour laquelle la modification est en quelque sorte consubstantielle – et des psychoses. S'agissant de ces dernières, il est évident qu'à côté de la moindre fréquence de certaines de ces entités, dont j'ai dit un mot plus haut quant aux raisons, la clinique de base reste la même, et que c'est surtout le contenu du délire qui change et évolue avec les techniques. Le délire basal, c'est toujours persécution et toute-puissance, le reste étant des variations sur ces thèmes, ou encore des productions de l'imaginaire particulièrement sensible aux nouvelles connaissances scientifiques. Les troubles de l'humeur, quant à eux, semblent se distinguer davantage par une moindre précision symptomatique, avec des "emprunts" dans d'autres pathologies.
Reste enfin le critère de la fréquence, et nous avons vu que dans ce domaine il me semble que les états-limite sont en nette augmentation, comme les conduites addictives, mais aussi ces formes de plus en plus fréquentes de psychoses liées à l'abus de toxiques, que celles-ci soient aggravées par cet abus, ou que ce dernier vienne faire basculer dans la psychose une personnalité déjà fragile.

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Et pour en terminer après la conclusion…
Je n'ai rien dit de la dépression – hors troubles de l'humeur. Un lieu commun est de dire qu'elle est en augmentation ; je n'en sais rien, et au vu de mon expérience, je n'en suis pas persuadé. S'il y a quelque chose à dire, c'est plutôt du côté de la façon dont elle est envisagée que la question m'intéresserait – même si je ne méconnais pas l'importance de la fréquence en termes de santé publique. Peut-être pour un prochain article?
Reste ce papier que j'ai lu quelque part, récemment (mais de qui et où?), qui exposait ce qui apparaissait comme une évidence pour l'auteur : les maladies ont une vie, elles naissent, se développent, et finissent par mourir. Le changement, c'est l'avenir, vous dis-je.

 

Dr. Daniel CHARDIN
Carcassone

 

 
Obernai 2004 :  Programme et textes