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LE MANICHÉISME : CONSIDÉRATIONS PSYCHOPATHOLOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES

Pierre CHABRAND

Les thèmes délirants, infinis dans leur diversité et surprenants par l'inventivité, la créativité de celui qui les a fait naître, peuvent en réalité et sur un autre plan, celui de leur signification essentielle, se ramener à quelques thèmes qui sont évidemment en rapport avec le processus qui les a engendrés. Ils évoluent souvent dans le temps, là aussi de façon processuelle, commencent souvent par la persécution, thème à la fois initial et central du délire. Ils se terminent classiquement par la mégalomanie, consubstantielle de la cicatrisation paraphrénique. L'un de ces thèmes apparaît fréquemment et nous semble pouvoir ouvrir sur une compréhension du vécu délirant, c'est celui du manichéisme. Nous évoquerons d'abord un cas clinique avant de montrer comment il s'inscrit de façon éclairante dans une psychopathologie du processus dissociatif.

Dans un 2ème temps, nous nous hasarderons à une tentative très différente par sa méthodologie. Faute de moyens d'objectivation du psychisme, on peut penser que, contrairement à l'idée logique mais vaine que la psychopathologie va s'étayer sur la psychologie "normale", certaines singularités du fonctionnement mental pathologique pourraient nous fournir un matériel utile pour la compréhension de l'homme "normal".

D'autre part, on peut penser que les religions, dans leur aspect "thématique" ou discursif si on veut, représentent et s'appuient sur des mythes qui, s'ils ont résisté aux siècles, doivent renvoyer à une problématique fondamentale de l'espèce humaine. C'est facile à concevoir pour une religion disparue, parce que le risque d'enlisement dans l'idéologie est moins prégnant que pour une religion actuellement vivante. D'où l'intérêt de regarder du côté de la Perse et de Mani au 3ème siècle de notre ère, quitte ensuite à s'interroger sur ce qu'on entend par religion et poser le problème de la relation entre certaines de nos modernes religions "athées" et le manichéisme.

Norbert : Il est atteint d'un trouble bipolaire de type 1, avec des accès maniaques délirants. Au 4ème, il a tué sa mère. Entre les accès, il ne présente pas de troubles mentaux repérables. Avant le déclenchement de la maladie et encore entre les premiers accès, il était très bien inséré socialement : activité commerciale lucrative, une amie stable. La maladie lui a tout fait perdre, progressivement, d'accès en accès.
Il est incarcéré depuis 8 ans, ne s'en plaint pas et arrive à "expliquer" son geste avec émotion mais aussi un certain recul, comme s'il s'agissait d'un autre et effectivement, il explique : "il y a Norbert, et dans les accès, il y a Lucifer…Lucifer, c'est le fils de Dieu et de Satan. Satan, c'est mon père, un abruti…Dieu, c'est ma mère ! Je l'adorais, Dieu est une femme. J'ai tué Dieu, je ne pourrai donc plus jamais faire plus, je ne tuerai plus jamais personne…Lucifer, c'est le premier nom de Jésus : le porteur de lumière…". Le thème fondamental du délire dans les accès, le décor de tout l'accès, c'est le jugement dernier : "je pensais que du côté des justes, il n'y avait que des femmes, pas toutes les femmes, mais aucun homme, sauf Lucifer. C'est un délire complètement manichéen" conclut-il : le bien d'un côté, le mal de l'autre… "délirer, c'est dur. Il y a des moments très beaux, mais c'est très douloureux : il faut se battre contre le mal, contre les démons, c'est épuisant et sinistrant…".

Peut-être que le délire de Norbert est plus authentiquement manichéen que Norbert ne peut l'imaginer mais il nous faudra pour le démontrer retrouver la trace de ce vieux Mani. Nous y reviendrons mais restons dans la psychopathologie "compréhensive" au sens où Freud a dit, quelque part dans son œuvre que celle-ci n'est qu'une tentative de poser quelques balises sur l'océan de notre ignorance. J'ajouterai : et de notre perplexité devant certains faits tragiques, mais fascinants. De même le sphinx est énigmatique, à la fois dangereux et fascinant, parce qu'énigmatique.

Une ouverture séduisante vers la compréhension de l'origine de la théorie manichéenne est celle de Mélanie Klein. Elle a simplement transposé le modèle inventé par Freud pour les névroses : une névrose en tant qu'entité clinique (par exemple la névrose obsessionnelle) peut sur le plan de sa genèse, être référée à un moment chronologique de l'évolution de l'être en devenir. (le "stade sadique anal" en l'occurrence).

Elle s'appuie sur l'opposition Kraeplenienne Schizophrénie/Psychose maniaco-dépressive, donnée "dure" de la science psychiatrique et décrit une position paranoïde-schizoïde. Elle intègre, de façon parfaitement Bleulerienne, la persécution comme une conséquence de la "schize" du sujet et décrit un vécu archaïque dans lequel le monde est fendu en deux: bon (sein) et mauvais (sein) et le sujet en train de se constituer lui aussi est ainsi double, dans un mouvement d'introjection/projection qu'on pourrait se représenter sur deux plans parallèles de l'espace. Il est intéressant de constater que les anciens psychiatres qui ont décrit le manichéisme délirant (Dide et Guiraud, Lafon et Maurel) le rattachent à la schizophrénie et aux délires paranoïdes et font remarquer qu'on ne le trouve guère dans les délires systématisés (type Sérieux et Capgras). Si on suit M. Klein qui pense que l'univers de l'enfant de 4 mois est ainsi scindé (elle utilise le verbe to split, plus fort que "scinder" : fendu, déchiré) en deux on conçoit que, à l'occasion de régressions à ce stade le thème de séparation bon/mauvais (et aussi l'insistance sur la dualité) soit réactivé. D'autant que cette position est moins un moment historique qu'un modèle, un pattern. Bien et Mal sont une autre formulation de l'opposition duelle : Libido/Agressivité. On pourrait aussi évoquer : Construction/Destruction, anabolisme/catabolisme etc.

Ce qui nous amène à scinder deux aspects du concept "manichéisme". D'une part le bien opposé au mal certes, mais aussi la dualité opposée d'une part à l'unité (de la position dépressive par exemple ; sur le plan psychologique) mais aussi à la pluralité.

Pourquoi 2 et pas 3? Nos systèmes informatiques sont pour le moment basés sur un système binaire parce qu'électrique. Un circuit ne peut avoir que 2 états : éteint ou allumé (ouvert ou fermé).

Il paraît que, avec un autre support, biologique celui-là, on aura 3 états par exemple : positif, négatif, indéterminé.
Constatons simplement que notre petit d'homme a choisi le modèle électrique. Certains mystiques aussi.

En effet, qui était Mani, l'inventeur du concept ou plutôt celui qui, historiquement, au 3ème siècle de notre ère, a créé une religion en remaniant le Zoroastrisme, lui-même à la fois héritier et modernisation de la religion archaïque de la Perse, la religion de Mazda.

De cette mythologie très compliquée, j'extrais un thème : Mazda, le dieu suprême enfante 2 jumeaux (il est à la fois mâle et femelle), l'un est bon, l'autre mauvais. C'est ce dernier qui, par traîtrise, obtient de son père le pouvoir sur le monde et d'abord, la mission de créer le monde.

Mani hérite de cette vision pessimiste du monde et crée une religion qui emprunte aussi au Christianisme dans sa dimension gnostique, au bouddhisme et aux religions de l'Inde ce qui semble indiquer que toutes se prêtent éventuellement à cette division radicale du monde entre le bien et le mal.

A vrai dire, la réalité historique de cette histoire est assez floue et plus encore l'interprétation qu'on peut faire aujourd'hui de toutes ces polémiques métaphysiques qui nous apparaissent extrêmement curieuses et abstraites.

D'ailleurs le sens même du prêche de marie est diversement compris.

Ainsi, Amin Maalouf, dans les "Jardins de Lumière" (1991 – Ed. Lattès), contredit radicalement la thèse habituelle en affirmant que Mani mettait l'accent sur l'opposition entre le bien et le mal pour montrer que le monde et chacun de ses composants, était fait du mélange de l'un et de l'autre, dans une philosophie de la tolérance. Notons cependant que le prolongement français du courant manichéen, à travers le bogomolisme italien, a été, à partir du 12ème siècle, le catharisme, lui aussi très tolérant dans une époque de fanatisme particulièrement violent et pourtant il s'agissait bien et de façon indiscutable (car là nous avons des données historiques précises) d'une philosophie dualiste radicale, pessimiste quant à la nature du monde. En fait cette absence d'agressivité dans l'affirmation de leur conviction et leur prosélytisme"soft" peu fréquent à l'époque, était lié au désir qu'ils avaient d'assurer leur propre salut, laissant à chacun le soin d'en faire autant, dans une position dans laquelle la "pulsion d'entreprise" n'était pas convoquée. L'intensité de leur engagement mystique ne les incitait pas à s'engager pour sauver l'humanité (souffrante ou impie). On peut faire le parallèle avec le constat que les thèmes manichéens se rencontrent le plus souvent dans le délire de schizophrénies refroidies par le temps, paraphrénisées (cf. Manuel alphabétique de la psychiatrie de POROT, page 347 : "manichéisme délirant").

Si le manichéisme ne débouche donc pas nécessairement sur le fanatisme, c'est peut-être seulement quand l'intensité de la conviction renvoie à une spiritualité exigeante qui mobilise les affects du sujet. Alors que dans notre pratique quotidienne il apparaît surtout comme une arme de guerre, dont la fonction est de justifier l'agressivité et la violence.
Encore peut-on revenir sur la définition du concept de religion. On pourrait par exemple proposer cette définition : "idéologie basée sur une transcendance plus l'organisation chargée de resserrer les liens entre les membres du groupe, avec ou sans désir prosélyte". On peut, à ce moment-là, intégrer dans cette définition, un courant idéologique comme le maoïsme, par exemple si on admet que la transcendance peut être athée. Il y a 35 ans, les maoïstes nous disaient avec beaucoup de conviction : "tout discours est idéologique, il n'y a ni vérité ni mensonge, il n'y a en réalité que le discours qui va dans le sens de la révolution maoïste et celui qui va en sens inverse. Rien n'est neutre. Tout est politique, il n'y a aucun domaine de l'existence qui ne le soit pas. Les épistémologues ont démontré que les mathématiques elles-mêmes étaient sous-tendues par uen idéologie…".
Voilà un système parfaitement manichéen, mais pas vraiment tolérant comme la suite de l'histoire l'a démontré.

En dehors de cette question de la valeur : morale, éthique, métaphysique…la dimension de la dualité est intéressante en tant que telle. Elle ne renvoie pas qu'à la schizophrénie et pourtant elle s'y exprime dans le cas de notre patient André.
Il est réunionnais, il vit son corps comme scindé en deux dans un sens transversal : la moitié droite est blanche, et noire la gauche. Mais il est aussi divisé en deux dans le sens frontal : masculin devant, féminin derrière. Il exprime cela en souriant, sans angoisse évidente, comme un "constat" objectif. Il ne conteste pas une interprétation du type : "vous voulez dire à demi blanc, à demi noir? un mélange?..." ou "une part de féminité et une autre de virilité?..." mais on voit bien que c'est par politesse (il est très aimable et désireux de faire plaisir à l'interlocuteur) car il ne reprend pas la formulation par le métissage ou l'ambivalence et, spontanément, c'est bien la juxtaposition des deux contraires non mixables qu'il ressent, subjectivement.

En dehors de cette "schize" de la "phrénie" on voit la dualité mise en exergue dans bien des domaines et des registres. Par exemple, l'opposition de la lumière et des ténèbres est à l'origine du monde, en tous cas dans la bible : "Dieu sépara la lumière et les ténèbres…". Mais c'est parce qu'il avait "vu que la lumière était bonne…", donc dans cette dichotomie, l'un des facteurs est affecté d'une valeur positive. Du coup l'autre est le lieu infernal et le domaine des morts, pas seulement dans la bible d'ailleurs. Pourquoi les 4 éléments (l'air, le feu, la terre et l'eau) sont-ils opposés 2 à 2? Il semble que c'est mmoins une raison logique qui préside à cette opposition qu'un besoin de créer ainsi des couples d'opposés, même artificiellement. Peut-être est-ce une nécessité inhérente au fonctionnement même de l'esprit humain, peut-être que nous fonctionnons comme les ordinateurs actuels, ceux qui vont bientôt être obsolètes?
En tous cas, sur le plan linguistique, il est clair qu'un concept n'existe, c'est-à-dire ne s'extrait de lamasse informe du non-sens, que parce qu'il s'oppose à son contraire. C'est l'opposition chaud-froid qui a un sens, aucun des deux concepts n'a de sens en dehors de cette opposition. mais l'expression concrète du concept implique l'existence d'un signe linguistique, constitué lui-même de deux aspects, le signifiant et le signifié, qui sont comme les deux faces d'une pièce de monnaie, insécable certes, mais aussi parfaitement opposés dans le registre d'une dualité radicale qui génère le sens. Si je termine par cette remarque linguistique ce n'est pas que je pense comme d'aucuns que le langage est le support de la pensée. je pense même le contraire. Mais simplement du fait que la langue (au sens du code linguistique et non d'un langage en général) est le seul outil d'échange qui soit à notre disposition quand il s'agit d'idées abstraites, il est possible que sa structure détermine sinon ce que nous pouvons penser, du moins ce que, de nos pensées et de notre vécu, nous pouvons échanger.

J'avais songé à inviter Mani pour cette intervention car j'avais beaucoup de questions à lui poser mais j'ai appris qu'il était mort en prison, victime de l'intolérance du roi Balvran 1er en l'an 277. En fait c'est une vieille histoire mais il me semble qu'elle a toujours quelque actualité.


 

Docteur Pierre CHABRAND
Praticien Hospitalier
Centre Hospitalier
Boite Postale 92
84143-Monfavet-Cédex

 

 
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