- Textes
Le dernier salon où l'on cause

F. Muyard – Y. Boucher - Dr B. Ample – E. Morisset – E. Recorbet

Conception laborieuse

Le point de départ de cette réflexion autour de l’isolement thérapeutique du patient remonte au projet de restructuration du service dès 1998. Les espaces des 2 unités devant être entièrement modifiés, un groupe de travail, représentatif de l’équipe pluridisciplinaire fut convié à penser une conception architecturale susceptible d’étayer une qualité optimale du soin en institution psychiatrique.
Vaste programme ! qui, au-delà de la distribution des locaux, devait interroger les soignants sur leur pratique quotidienne.
Hélas, comme toute période de «  grand chambardement », cette période de transition dans la vie du service a entraîné de fortes migrations de personnel, et ce sont d’autres soignants qui sont aujourd’hui porteurs du cheminement de cette pensée.
Nous avons repris à notre compte certaines des conclusions de nos prédécesseurs, ayant jugé qu’elles étaient encore le reflet du fonctionnement actuel de « notre » hôpital. Il est bien entendu que l’élaboration que nous livrons ici est empreinte de subjectivité, pour ne pas dire d’un parti pris flagrant, dont la responsabilité pèse entièrement sur ses seuls auteurs.
Et, bien sur, toute ressemblance avec des lieux existants…etc…serait fortuite et involontaire.

Constat

Nous avons posé d’emblée le postulat d’une dérive de la mission thérapeutique de la chambre d’isolement (CI), au bénéfice d’un intérêt sécuritaire en nous appuyant sur les observations suivantes :

  • Augmentation des besoins de l’institution en CI, avec une « A-sectorisation » de celles-ci, c'est-à-dire une occupation annuelle de 100%, soit en première intention (réquisition par l’unité médicale d’accueil), soit sous forme de « dépannage », ou prêt à un autre service. L’occupation des CI de l’hôpital fait d’ailleurs l’objet d’une justification tri-quotidienne auprès du B.S.I, ou de l’administratif de garde : nom du patient, type de placement, temps de sorties, état psychique ...
  • Augmentation de la durée moyenne des séjours en CI, avec « hyper-protocolarisation » des modalités de sortie qui n’a pas lieu d’emblée, mais d’une manière progressive, étalée le plus souvent, sur plusieurs jours.
  • Uniformisation des pratiques de l’hôpital, pouvant aller jusqu’à une gestion « imposée » par un service demandeur dans le but d’éviter les clivages entre 2 équipes, mais qui fait passer au 2ème plan l’état psychique du patient isolé.
  • « dérive carcérale », c'est-à-dire mise en CI quasi systématique, pour des problèmes de non-respect du cadre institutionnel ou de crainte de passage à l’acte.

En conséquence, « nos » CI sont perpétuellement indisponibles pour un usage local ponctuel et transitoire.

Gestation incertaine

Ou tentative d’analyse ( dont «  les difficultés sont d’une part d’ordre technique, et d’autre part, découlent de la nature même des circonstances »)

Voici, sous forme de listing, cher à notre époque, et non exhaustif, ce qu’ont été nos pistes de réflexion :

  • les éléments liés à « l’air du temps »
    • L’évolution d’une société de consommation qui cultive à outrance le Principe de Plaisir, et développe la multiplication de pathologies de la frustration
    • Le fantasme de dangerosité des malades psychiatriques, abondamment relayé par les médias, qui nous impose, outre une mission de soigner (voire de guérir !), un rôle de vigiles, matons…et bientôt de gardiens de fous ?
    • Le lissage des personnalités, c'est-à-dire une classification des individus en types de comportements (agité, dangereux), valable dans tous les lieux «  à risque  » tels que les aéroports, les guichets de banque,… et les hôpitaux, déniant toute notion de psychopathologie.
  • les éléments liés à l’évolution de l’institution :
    Laquelle est évidemment la conséquence des éléments précé
    • la disparition du régime asilaire : les droits des patients hospitalisés ont amené à l’ouverture de l’H.P. sur la ville, et à l’ouverture des unités de soins, mais a généré, plutôt qu’une disparition, un déplacement et une majoration de l’enfermement à l’intérieur des unités (et même la création d’unités spécialisées type USIP, mais c’est une autre histoire…)
    • L’évolution des formations, notamment infirmières, favorise les possibilités de déplacement du personnel. On assiste à un net rajeunissement des équipes, au détriment, peut-être d’une ancienneté de lien avec les patients, qui était souvent contenante.
    • La multiplication de protocoles intra-hospitaliers, visant au respect des libertés et à la limitation d’abus de pouvoir (pas de législation en France concernant l’enfermement autre que judiciaire) entraîne paradoxalement une lourdeur de fonctionnement préjudiciable à la gestion d’une crise à « l’instant T ».
    • Les diktats pharmaceutiques (inter)nationaux dont la louable préoccupation de protection contre de potentiels effets secondaires des traitements, a pour conséquence une diminution de l’effet primaire recherché.

Naissance non désirée

Une fois ce postulat « engagé » mis en place, et pour ne pas en rester uniquement sur des critiques, voici ce qui a été créé dans nos unités et qui vient directement nous aider à prendre en charge nos patients vis-à-vis de ce contexte institutionnel.

Comme vous l’avez vu, nous avons pu revenir dans nos bâtiments d’origine, les travaux étant terminés. Passée la nécessaire phase de découverte architecturale, les 2 équipes de Charnay et Montaigne ont du s’adapter à l’espace, le faire vivre, bref, l’habiter.
Toutes les pièces étaient déjà plus ou moins familières, puisque « classiquement » rencontrées dans les services de psychiatrie adulte. Toutes ?… sauf une : le salon d’apaisement.
Bien sur, nous connaissions son existence au travers des réunions faites juste avant le déménagement, mais bien souvent, la discussion se terminait par des « nous verrons bien » ou encore des « nous en reparlerons une fois installés…».

Le concept du placard à balais

Et oui ! Cette pièce existait bel et bien. Dans un premier temps, elle est restée inoccupée… enfin … d’êtres humains, puisqu’elle nous a servi de dépôt des accessoires de la CI qui lui est mitoyenne. Nous l’avions en fait simplement oubliée. Mais la nature ayant horreur du vide, nous avons fini par l’utiliser.
Et c’est l’une des originalités de cette pièce : son auto engendrement. Tel le fameux objet « trouvé créé » de D. Winnicott, cette pièce a commencé à exister un beau jour… comme ça. Une de nos patientes étaient en « crise », son isolement était nécessaire, la chambre d’isolement prise : « Pourquoi pas dans le salon d’apaisement ? ».

S’en est suivi une utilisation fréquente pour certains patients, comme si le concept, d’un seul coup, venait en tête des infirmiers.
Après un an d’utilisation, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait une diversité importante dans les accompagnements dans cette pièce.
Force était de constater que l’auto engendrement avait ses limites : il fallait un travail de mise en sens, de conceptualisation, bref, de représentation. L’équipe a donc fait un certain nombre de réunions où nous avons travaillé « l’apaisement » et le cadre d’utilisation de cette pièce.

Un protocole ?

Cette question a été pendant longtemps débattue lors de ces réunions. Il fallait en effet baliser le terrain, enlever certains critères trop subjectifs, nous protéger légalement vis-à-vis de l’utilisation de ce salon.
Et voilà :
…3 heures… C’est le protocole auquel nous en sommes arrivé. L’équipe peut utiliser le salon d’apaisement sans prescription médicale pendant 3 heures. Passé ce délai, et si l’état psychique du patient ne s’est pas amélioré, il est nécessaire d’appeler un médecin afin de prescrire l’isolement. Pour ce qui est des indications de mise en salon, elles sont identiques à celles de la CI. Sur ce plan, il n’y a que le lieu qui change… encore que…

Des balais qui soignent ?

Une fois la création de ce salon connue, et après 2 ans d’utilisation, nous pouvons proposer quelques pistes de réflexion sur les soins pratiqués.
Tout d’abord, le salon d’apaisement représente pour nous une réponse appropriée au problème de manque de CI sur l’hôpital. Il a été en réalité créé pour cela. Avoir ce salon signifie donc disposer d’une sorte de CI en permanence (son architecture et l’absence de lit font que l’on ne peut la transformer administrativement en CI ou en lit d’hospitalisation.). Ce salon est donc une sorte de bouffée d’oxygène à plus d’un titre :

Dans la rapidité d’exécution tout d’abord.
L’absence de protocoles lourds à mettre en place – nous vous renvoyons à l’organigramme de l’A.N.A.E.S. sur le protocole de mise en CI d’un patient qui parle de lui-même ! – ainsi que l’absence de logistique (appel de renforts, appel au B.S.I. pour rechercher une CI sur l’hôpital etc…) permet en effet d’agir plus vite dans nos réponses aux patients.

Cette rapidité est importante mais elle peut aussi tout à fait engendrer un effet pervers du salon d’apaisement. Agir vite en psychiatrie est-il vraiment adapté ? Nous savons tous que le temps est un élément important. L’action rapide du salon laisse t-elle donc le temps de penser, le temps de parler en équipe, le temps pour le patient de se représenter et de s’approprier les soins ?
C’est dans le quotidien de l’unité, et au fur et à mesure des accompagnements en salon d’apaisement que vient la réponse à cette question, afin de ne pas tomber dans le travers de « l’action/réaction » qui est une réponse facile et apaisante … pour l’équipe !
Il ne faut donc pas confondre vitesse et précipitation comme dit l’adage.
Cette dérive nous rapprocherait de ce que l’on vit parfois en CI : l’aspect punitif et carcéral de certains isolements. Nous avons en effet parfois des patients qui sont en CI dans ce cadre, pour qui il fallait « marquer le coup » ou « montrer les limites ». Il faut donc y faire attention, tout comme pour la CI.

Quoi qu’il en soit, il apparaît dans la pratique que la réponse apportée par le salon semble plus adaptée parfois que la CI vis-à-vis des états d’agitation et d’angoisse.
Cela vient du fait que les patients savent que cela ne dure pas longtemps (sortir de CI est en effet plus long). Le salon est finalement une CI à demi-vie courte qui bien souvent se suffit en elle-même, évitant de passer par la voie médicamenteuse.
De plus, ce salon ne renvoie pas la même chose aux patients. Car non seulement ce n’est pas la grosse artillerie, mais en plus, le salon n’est pas le bout du bout, le maximum que les soignants puissent faire.

Enfin, le fait de pouvoir isoler les patients sans avoir à les transférer dans la « seule » CI libre de l’hôpital, dans une autre unité, permet de travailler le lien et d’être dans la continuité des soins. Le patient n’a donc pas à changer d’équipe pendant son isolement ce qui diminue grandement son sentiment d’abandon.

De la contrainte négociée

Le temps est encore présent pour un autre élément :
Le salon étant en permanence libre, son fonctionnement étant plus simple que celui de la CI (l’a-t-on déjà dit ?), cela permet de disposer d’un outil très tôt lorsque nous constatons des signes cliniques inquiétants chez nos patients. Il représente un intermédiaire dans des situations où un apaisement est encore possible. Il s’agit de toutes ces situations où nous sentons que le patient « monte », « brasse » ou encore « est haut » mais pour qui la CI serait une réponse inadaptée. Tous les patients ne présentent donc pas une indication de salon.

Et c’est dans cet intermédiaire que la parole a encore sa place. Ainsi nous pouvons travailler différemment la mise en sens et en mots des ressentis, des vécus, la réassurance, le cadre parfois mais également la négociation. Ce dernier point permet d’ailleurs de la laisser ouverte, laissant le patient gérer lui-même son isolement (Cela peut même aller jusqu’à l’autoprescription). Le patient, qui, traditionnellement est placé en position d’extrême passivité lors d’un isolement se trouve de ce fait en position active. La démarche lui appartient un peu plus. Il peut se l’approprier plus facilement.

Intérêts du salon d’apaisement

La première remarque importante concerne les fameux protocoles. Lorsque l’on regarde l’organigramme de l’A.N.A.E.S. de mise en CI, on ne peut que remarquer que d’une part tous les patients se doivent d’être identiques puisque le protocole est prévu pour tous, mais qu’en plus, la parole y est oubliée. Il s’agit à notre sens d’une dépersonnalisation … qui est bien souvent la cause des accompagnements en CI, mais qui devient aussi la conséquence.

Concernant le salon, la prise en compte de la subjectivité est plus importante. Il y a de fait une nécessaire adaptation aux situations ce qui rend chaque accompagnement en salon très singuliers. D’autre part, il faut rappeler que le salon d’apaisement n’a été conceptualisé qu’après un an d’utilisation. En caricaturant un peu, on pourrait presque dire que ce sont nos patients qui ont créé ce lieu selon leurs besoins. C’est peut être pour cela qu’il est si différent.

Mais revenons au concept de l’isolement en lui-même. Théoriquement, on isole un patient pour des raisons cliniques. C’est donc un soin.
Alors que se passe t-il donc pour les soignants sur le plan psychique lorsqu’ils font ce soin ?
Il est évident qu’étant donné les aspects bénéfiques pour le patient, les soignants sont bien souvent soulagés. Mais il apparaît important de voir aussi l’aspect du sadisme des soignants. Nous prenons la décision d’isoler quelqu’un, pendant un certain temps, avec un certain cadre etc… Nous nous plaçons de ce fait dans une position non seulement de toute puissance, mais en plus dans une position où une nouvelle fois « on fait du mal pour faire du bien ». Nos professions ont bien souvent à faire avec ce genre choses… mais isoler, priver quelqu’un de sa liberté est tout de même un des actes de ce type les plus extrêmes.
Le salon d’apaisement, dans son aspect « light » diminue ce ressenti. La privation est moindre et plus ou moins négociée et de ce fait bien souvent mieux tolérée par les soignants et les soignés.
Nous voyons donc bien à quel point les 2 termes « apaisement » et « isolement » ne renvoient pas à la même chose, même si parfois nous les prenons comme synonymes dans notre pratique.

Ouvertures

Ce travail est, nous le rappelons, basé sur notre expérience et notre vécu de ce nouvel outil. Il ne peut donc être pris comme étant un protocole, ou même une manière universelle d’utiliser le salon d’apaisement, mais plutôt comme un témoignage à propos de ces soins.
Nous avons opté, pour le décrire de le mettre en comparaison avec un autre outil incontournable de la psychiatrie : La chambre d’isolement.
Ceci dit, le propos ici n’était pas de trouver ou de prouver laquelle des 2 étaient la meilleure solution pour apaiser et soigner nos patients en cas d’agitation ou d’angoisse majeure, mais bien d’expliciter cette pratique peu banale.
Conclure sur ce concept et cette expérience est donc une tache difficile... voire impossible à faire car cela signifierait avoir fait le tour du sujet. Ce n’est évidement pas le cas et c’est pourquoi nous présentons ce travail… afin que la parole et les échanges – qui sont de manière paradoxale « mis de côté » avec l’acte d’isoler – puissent parfaire notre démarche.

 

F. Muyard
Y. Boucher
Dr B. Ample
E. Morisset
E. Recorbet

 
Giens 2006 : Programme et textes