Robert BERTHELIER
La question des co-morbidités
Le problème des co-morbidités, c’est-à-dire
du rôle des drogues dans l’apparition de manifestations
psychiatriques ou non, est posé depuis longtemps.
Les opiacés, (morphine, opium, héroïne, opiacés
de synthèse) ont un effet sédatif, anxiolytique, antalgique
et euphorisant. On les a longtemps rendus responsables de troubles,
psychiatriques ou somatiques, variés. Un ouvrage de la fin du
XIXeme siècle sur les morphinomanes affirme que le toxique rend
fou, idiot, aveugle, sourd, etc.…, conduit inéluctablement à la
déchéance et à la mort, bref s’avère
pire que la masturbation dans les immortels ouvrages où le Dr
TISSOT (XVIIIeme siècle). La réalité est autre
:
Consommée raisonnablement et de manière contrôlée,
l’héroïne semble pratiquement sans danger en dehors
des doses létales, les problèmes sanitaires qu’elle
pose étant avant tout somatiques (en particulier au niveau de
l’appareil dentaire. Il faut y ajouter les risques de l’injection).
On sait par exemple que les cancéreux ou autres patients hyperalgiques
sous morphine ne deviennent pas toxicomanes !...
- La cocaïne est excitante, désinhibitrice. Elle peut
provoquer des états d’excitation et / ou des états
délirants
aigus, mais n’induit pas de psychoses chroniques, sinon
chez des sujets fragiles et / ou prédisposés. Le
crack (morphine base) pose d’autres problèmes. Caractérisé par
sa précocité et sa brève durée d’action,
sa consommation chronique semble provoquer des dégâts
neurologiques et pouvoir aboutir à la production d’états
démentiels.
- On connaît les effets de l’ecstasy et, plus généralement,
des amphétamines qui sont des psycho-stimulants. Ils
sont somatiques (effets cardio-vasculaires, hyperthermie,
action défatigante)
et psychiques (maintien de l’état d’éveil,
excitation, hypermnésie…). Les ‘’amphé’’ peuvent
provoquer des accidents cardiaques, voire la mort par déshydratation
aiguë et, sur le plan psychopathologique, des états
d’excitation
psychomotrice, des bouffées délirantes de courte
durée,
des états dépressifs sévères au
moment du sevrage chez des consommateurs chroniques. Cependant
leur consommation
reste dans l’ensemble ponctuelle, conviviale, festive
(rave party) et ne pose pas vraiment jusqu’ici un problème
de santé publique.
En tout état de cause, aucun de ces produits ne parait provoquer
d’authentiques maladies mentales, du moins de pathologies chroniques.
Tous peuvent néanmoins jouer un rôle de révélateur
d’une psychose préexistante demeurée latente.
LE PROBLEME DU CANNABIS :
En France, le débat s’est pratiquement polarisé sur
le cannabis, en raison surtout de sa banalisation et de la précocité croissante
de sa consommation (âge moyen actuel, environ 12 ans). On connaît
bien ses effets psychoactifs qui apparaissent dans les minutes suivant
l’inhalation et durant 3 à 4 h. : sensations d’euphorie
et de bien être, amplification des sensations visuelles, auditives,
gustatives et tactiles, sentiment de ralentissement du temps, augmentation
de l’appétit. Il provoque aussi des troubles cognitifs,
notamment des troubles de l’attention et de la mémoire
antérograde, particulièrement de la mémoire du
travail, un allongement du temps de réaction. A plus forte dose,
il peut entraîner des idées de persécution, déformer
les perceptions, provoquer des hallucinations. Quant à sa consommation
chronique, elle induit souvent des altérations persistantes de
l’attention et de la mémoire avec répercussions
scolaires et professionnelles, pouvant aboutir au syndrome amotivotionnel
avec perte de plaisir, désintérêt, indifférence
affective, perte de l’initiative :
-
d’après une estimation récente de la MILDT, 40 000
jeunes sont exclus / s’excluent chaque année du système
scolaire du fait des effets du cannabis.
- Daniel CHARDIN m’a appris ou rappelé la survenue de bouffées
délirantes (thèmes de persécution, agitation, agressivité,
hallucinations), spectaculaires mais de courte durée,
dues au cannabis aux Antilles.
- Je me souvient pour ma part d’un jeune de 20 ans, étudiant
qui, à l’occasion de sa 1re et unique consommation d’un
cannabis surconcentré en THC, a présenté un état
de dépersonnalisation gravissime qui l’a poussé à se
défenestrer, seule issue pour échapper à son angoisse
: lorsque je l’ai rencontré, à l’occasion
d’une expertise, il était paraplégique
et en fauteuil roulant.
Tout cela m’amène à estimer qu’il ne s’agit
pas d’une drogue douce et encore moins innocente, nonobstant les
plaidoyers de ses prosélytes pour sa légalisation. Ainsi
notre collègue Christian SUEUR qui, dans la revue ‘’THS’’,
a publié un long article en sa faveur. De même s’il
est vrai que pratiquement tous les effets de l’herbe ou de la
résine sont réversibles et qu’aucun décès
du au cannabis n’a été décrit jusqu’ici.
Par ailleurs, plusieurs auteurs ont lié consommation de haschich
et risque de schizophrénie, ce que des études longitudinales
récentes semblent prouver. L’usage peut précipiter
la survenue de troubles psychotiques chez des individus vulnérables.
L’augmentation du risque dose-dépendance est indépendante
des autres drogues (études Suédoise -1969 -, néerlandaise – 2002
-, allemande – 2005 -).
Toute la question est alors de savoir si le cannabis est la
cause de la schizophrénie. Sur ce point, toutes les études semblent
montrer qu’il s’agit comme un précipitant ou un révélateur
chez des sujets porteurs d’une psychose latente qui se serait
très probablement manifestée tôt ou tard.
ET LE CANNABIS CHEZ LES SCHIZOPHRÈNES ?
Il est une donnée d’expérience : jeunes ou vieux,
nos psychotiques chéris fument d’abondance, et pas uniquement
du tabac. Dans une étude française de 2003, 54% d’entre
eux ont expérimenté le cannabis au moins 1 fois, 26% ont
présenté un abus ou une dépendance au produit.
A mon humble niveau :
-
dans le CHS ou j’étais censé exercer naguère,
nous considérons que près de 80% de nos psychotiques
chroniques consomment du cannabis.
- Dans les 2 dernières années où j’ai sévi à l’Unité Fonctionnelle
en toxicomanie que j’avais différenciée dans l’organigramme
du service, presque tous les nouveaux consultants étaient jeunes
(ados, post-adolescents, jeunes adultes) et utilisaient ce toxique.
La grande majorité des diagnostics portés renvoyaient à la
psychose : 10 psychose chroniques, 9 états limites, 7 dysthymies,
auxquels on pourrait ajouter 10 problématiques névrotiques
avérées et quelques personnalités psychopathiques.
- Dans le CSST que j’honore désormais de ma présence,
ma consultation comprend environ 50% de ‘’toxicomanes’’ qui
sont d’authentiques psychotiques, pour la plupart venus sous couvert
de cannabinomanie, rejetés par tous les CMP voisins, soit au
nom de l’étiquette stigmatisante ‘’toxico’’,
soit parce qu’ils sont comme on dit ‘’hors secteur’’.
Cela, qui fait contraste avec la clientèle habituelle antérieure,
essentiellement faite d’héroïnomanes, montre sans
doute une mutation progressive de la composition de la file active mais
pose tout de même quelques questions dont celles-ci : pourquoi
fument –ils le cannabis ? à quoi leur sert-il ? Joue t-il
un rôle dans la genèse ou l’entretien de leur symptomatologie
psychotique ?
Sur ce dernier point, les réponses apportées par les études
menées jusqu’ici semblent assez claires : le cannabis parait
améliorer les symptômes dits négatifs de la schizophrénie
mais aggraver la symptomatologie positive, en particulier les hallucinations
et les idées délirantes. A plus long terme, il aggrave
l’évolution de la maladie.
Restent cependant les 2 premières questions, pour lesquelles
je vais essayer d’esquisser une réponse à travers
2 vignettes cliniques.
- Valérie, 25 ans, m’est adressée un soir à 19h30
par les urgences de l’hôpital général pour
une ‘’psychose cannabique’’. Elle surconsomme
effectivement le produit (20 à 25 points par jour) et elle est
authentiquement délirante. En fait, elle a antérieurement été hospitalisée
3 fois dans un CHS de province pour des ‘’bouffées
délirantes’’. Elle est dissociée, en proie à une
angoisse psychotique intense, délirante sur un mode paranoïde
avec des thèmes mystiques flous, présente de gros troubles
du cours de la pensée. Le diagnostic, évident, est celui
d’une psychose dissociative évolutive dans laquelle le
cannabisme apparaît comme un épiphénomène,
réactionnel à la résurgence délirante. Un
traitement neuroleptique ambulatoire a rapidement amené la sédation
des symptômes et un retour à la réalité permettant à Valérie
de se réinsérer de manière satisfaisante en tant
que secrétaire bilingue, de mettre au clair sa situation de couple
et de se marier. Allant bien, elle continue à consommer de manière
habituelle 2 joints le soir ‘’pour se détendre’’ et
sa prise en charge est celle d’une psychotique, en aucun cas d’une
toxicomane.
-
Youssef, 17 ans, élève d’un lycée de la ville.
Je l’ai rencontré pour la 1re fois en février 2002,
adressé par un médecin généraliste parce
qu’il aurait présenté, au lycée, une crise
d’agitation avec des idées délirantes. La lettre
d’accompagnement mentionne ‘’des pratiques oenoliques
et une consommation plus ou moins importante de cannabis’’.
Cette dernière étant le motif de la consultation l’impression
clinique, à cette époque, était mitigée
: possible syndrome amotivationnel ou…. autre chose ? il est revenu
en septembre 2002, adressé par le médecin scolaire, pour
une (sur) consommation de cannabis et des troubles (incohérence,
repli sur soi, troubles comportementaux, dissociation) évocateurs
d’une pathologie plus sévère. Le tableau clinique,
sérieux, avait alors justifié une exclusion temporaire
de l’établissement scolaire : aspect figé, amimie,
marche raide sans balancement des bras, contact superficiel, discours
pauvre, économique, allusif ; athymhormie et discordance (sourires
immotivés, peut-être quelque attitudes d’écoute).
La non compliance thérapeutique et la carence d’autorité d’une
famille incapable d’accepter un diagnostic de maladie mentale
ont finalement débouché sur une hospitalisation dans le
service. Youssef y a séjourné 2 mois. La prise en charge
a été longue et difficile : il ne critiquait jamais son état,
restait éteint, passif, s’en remettant totalement à ses
parents pour son avenir.
Il n’a pas été considéré comme un
toxicomane, mais comme un adolescent entrant dans la psychose et il
est désormais suive à ce titre au CMP.
L’ŒUF ET LA POULE, ÉTERNEL DÉBAT :
Multiplier ces types d’observations n’offre pas grand intérêt.
L’important est ailleurs : nous voyons de plus en plus, et de
plus en plus souvent, des sujets de plus en plus jeunes, adressé a
priori pour des consommations de drogues illicites mais chez qui le
tableau clinique impose un autre diagnostic que celui, simple, d’addiction.
Ce qui pose quelques menus problèmes concernant leur prise en
charge et quelques questions :
-
quelle est l’importance réelle de la consommation de produit
dans l’émergence du tableau clinique :
-
avons-nous affaire à d’authentiques problèmes d’addiction
ou à …. autre chose, la consommation du toxique apparaissant
alors comme un symptôme parmi d’autres ?
- Quelle instance / institution est la plus pertinente en terme de
prise en charge ?
Ici se fait jour un débat très actuel entre ceux qui considèrent
que la drogue est à l’origine des troubles psychopathologiques
et d’autres estimant qu’elle ne sert que de révélateur,
voire de masque, à une pathologie jusqu’alors latente.
Je pense que quelques éléments sinon de réponse,
du moins de réflexion, ressortent de mes 2 ‘’histoires
de fous’’ : dans ma clientèle, la majorité des
sujets adressés pour consommation de drogue les utilisent pour être
mieux ou moins mal ‘’dans leurs baskets’’ :
-
C’est vrai pour Youssef, qui consomme le cannabis pour tenter
de faire céder une angoisse psychotique.
-
Ca l’est aussi pour Valérie qui, quand elle replonge dans
un naufrage délirant, se cloître chez elle et fume ‘’15 à 20
joints’’ par jour dans l’illusion déçue
que cela va anesthésier ses angoisses et lui permettre de retrouver
la réalité (mais, comme ça ne marche pas, elle
revient toujours me voir : et on se retrouve à la case départ).
-
Chez les patients du CHS, il me parait évident que la consommation
de cannabis est une tentative, certes, désadaptée et vouée à l’échec,
d’automédication complémentaire.
Dans tous les cas, le produit est utilisé pour réduire
une souffrance, masquer ou contrôler une symptomatologie gênante
ou invalidante qui entrave l’insertion sociale. Mais s’agit-il
encore, alors, de toxicomanie ?
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Robert BERTHELIER
Psychiatre des Hôpitaux
5, allée des Cailles
91210 DRAVEIL
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