- Textes
CULTURE, POLITIQUE ET PSYCHIATRIE

Eric JULLIAND

  1. Dans un livre de 2000, Constantin von Barlöwen étudie « L’anthropologie de la mondialisation ». Après un survol historique de l’âge de pierre jusqu'à nos jours, il prouve qu’économique et culturel ne sont pas congruents. Il fait une grande place à la spiritualité, à distinguer de la religion et estime qu’il convient de changer de modèle puisque la survie de la planète, donc accessoirement de l’humanité, est en jeu. Selon CvB, la politique qui crée le lien entre les Hommes passe par le détour de la spiritualité et n’est pas seulement un lien inter-humain. (En annexe, le résumé du premier chapitre du livre de CvB pour étayer sa thèse, discutable). Il semble considérer que les régimes démocratiques modernes sont trop faibles pour résister à l’impact du développement technique mondialisé.

    Le modèle anglo-saxon est parti à la conquête du monde. On connaît la filiation du capitalisme avec le puritanisme calviniste et luthérien. Rappelons que dans le protestantisme, la faute n'est pas la maladie, celle que Jésus guérissait miraculeusement, mais la misère et l'échec social. Pour plaire à Dieu il convient de réussir socialement. La philosophie utilitariste (celle selon laquelle « la fin justifie les moyens », et l'éthique de conviction de Max Weber (selon qui les convictions et l’efficacité l’emportent sur les principes), font le reste: la réussite du système autorise la production de sacrifiés: les chômeurs sont les blessés de la guerre économique, l’ANPE est leur hôpital militaire dans les pays occidentaux; mais aussi l'Afrique en son entier puisque sa culture magique reste rétive au modèle dominant ; et encore l’Amérique du Sud dans sa majorité puisque sa tradition tragique et stoïque qui la soumet à l’ordre naturel et à la mort lui interdit de les dompter.

  2. Patrick Viveret

    Dans un livre de 2004, intitulé « Pourquoi ça na va pas plus mal… », P Viveret analyse la répartition des richesses et les mécanismes de régulation économique : Economiste, conseiller à la cour des comptes, il prône l’invention d’une nouvelle économie politique, intégrant les aspects culturels et irrationnels des groupes humains.

    2-1 Je donne un exemple, dans lequel il distingue logique des besoins et logique de désir : Mammifère, l'homme a besoin de sécurité, de repères et d'information, de subsistance et de reproduction. S'il n'était que cela, le libéralisme d'une part et le socialisme étatique répartirait les besoins pour une satisfaction moyenne. Mais comme dit E Morin "homo sapiens" est aussi "homo sapiens demens"; qui cherche la satisfaction de ses désirs et non seulement des besoins, point aveugle des syst èmes économiques du XIX° siècle.

    Besoin de subsistance ---) richesse
    Besoin de protection ---) pouvoir
    Besoin d'information ---) savoir
    Besoin de reproduction---) amour.

    Le désir étant illimité, les passions le seront aussi, et nous le savons depuis St Augustin, le premier à avoir distingué ces 4 libidos.

    2-2 Freud, Keynes et Bataille on en 1930 écrit des textes prophétiques selon Viveret, dans lesquels ils analysent la crise contemporaine comme très différente des crises antérieures, puisque causée par l’abondance et non pas la pénurie. Et les réponses à ces problèmes ont été empruntées à la logique du XIX° siècle, fondée sur l'obsession de la compétition : la deuxième guerre en premier lieu, puis les analyses marxistes ou capitalistes, c.à.d. causalistes et linéaires dans la deuxième partie du XX° siècle. La logique de la richesse et des prélèvements vient des économistes à qui l'on a demandé « Comment faire pour se relever de la guerre, et comment bâtir une économie qui résisterait à une nouvelle guerre ? » La logique guerrière est donc nécessaire pour l'économie mondiale telle qu'elle est conçue. Ce n'est pas l'inverse comme on le croit…

     

    2-3 La révolution informatique est une vraie révolution industrielle et même plus: les révolutions industrielles antérieures associaient une technologie à une matière première: le charbon - la machine à vapeur; le pétrole et les moteurs à explosion. Pour l'informatique, la matière première est le sable, dont le cours n’a pas augmenté. Aucune comparaison n'est possible: la matière en jeu ici est la matière grise. Cette révolution technologique nécessite une grille de lecture de la complexité et de la transversalité. Nous n'en avons pas encore la culture. Comme un individu, la société régresse à des schémas antérieurs, fondés sur l'agressivité et le contrôle: le capitalisme autoritaire de G Bush, inspiré par Hayek qui a développé le th ème de la décadence de l'Occident.

    L'argument économique est l'excès des charges et prélèvements, argument discutable qui assimile Etat et service publics à des parasites, comme si les entreprises étaient seules productives. Mais que serait une entreprise au milieu d'un désert où les quelques gouttes d'eau seraient imbuvables ?

  3. Malaises

    3-1 Freud dans « Malaise dans la culture » décrit la répression dans une société obsessionnelle, dont la civilisation s’est mise au service de la répression des satisfactions pulsionnelles individuelles. Mais aujourd’hui, selon G Lévy, nous serions au delà du malaise, avec une évolution vers une société de consensus mou, idéalement a-conflictuelle. « La culture, précisément au nom de l’idéal techno-scientifique, ne prétend-elle pas rendre aux individus le bonheur auquel ils auraient droit, et aller même plus loin, redéfinir le bonheur et redessiner de nouvelles attentes ; construire un nouveau principe de plaisir ? Travail, loisirs, santé, désirs, vie, mort, tout doit être accessible sans discrimination, tout doit être prévu et organisé dans le but de r éaliser ce programme. »


    3-2 J’ajouterai que le déni de l'organisation sociale par la différence des générations et la différence sexuelle rend selon nous cette société perverse. Ce diagnostic se confirmerait par l’usage des objets pour atteindre la satisfaction. De plus la différence entre deux genres de satisfaction semble déniée : P. Ricoeur distingue la satisfaction de la pulsion de la satisfaction par l’accomplissement : accomplissement dans le registre du bien commun, donnant une prime de plaisir par ce renoncement à l’immédiat et par le détour par l’autre. En réaction à ce modèle des tous pareils: (aucune discrimination), un modèle néo-conservateur est promu, rassurant : le recours à une divinité, figure paternelle archaïque et donc aux intégrismes religieux. (un grand bond en arrière de 50 ans). Les deux coexistent. La négation d'une autre différence, celle entre public et privé questionne la politique, dont le domaine d'élection est l'espace public.

     

  4. Et la psychiatrie ?

    4-1 La psychiatrie publique est atteinte comme les autres services publics de l’Etat, suspects d’aggraver les prélèvements et les charges. Donc, on limite les moyens accordés aux soins. L’étude réalisée par l’équipe de « Pénombre » sur les coûts de la santé montre que le déficit ne s’aggrave pas ; il aurait tendance à se combler quand on tient compte de deux phénomènes : Primo, le surcoût lié au vieillissement de la population, c.à.d. un point tous les dix ans. Secundo, les progrès techniques en médecine ne génèrent pas des économies mais des frais supplémentaires. Il semble bien que le choix soit politique, et non pas économique, sachant que les hommes politiques ont confié les rênes aux économistes, en croyant que l’économie est une science rationnelle.

    4-2 Le retour à une société autoritaire se précise sur différents axes :
    Dans les entreprises, on parle de management, et plus de participation, sauf par l’actionnariat…
    Dans l’éducation, il conviendrait de revenir aux vraies valeurs, et de siffler la fin de la récréation soixante-huitarde.
    En psychiatrie, on assiste à un retour vers la neurologie (médicaments, idéologie du handicap et de la réhabilitation), des techniques de suggestion (thérapies cognitivo-comportementales), placement des malades mentaux en prison, comme si l’on oubliait l’existence de la psycho-pathologie et rabattait la folie sur la déviance et prétendait soigner les fous en leur prescrivant de la loi à doses croissantes…

    4-3 Pour l’exercice de la psychiatrie, ce changement culturel se produit au dépens d’une perte d’influence de la psychanalyse. Selon le philosophe et psychanalyste C. Castoriadis, la psychanalyse a une visée principale, l’autonomisation du sujet. Ce projet individuel peut d’autant mieux se développer qu’il est soutenu par un climat culturel qui ne renvoie pas le sujet à un statut de mineur. Le climat actuel n’est pas à la dictature, mais plus subtilement, il incite à des relations interhumaines de sujétion, sociales en particulier, dans une ambiance douce et bien huilée. « Circulez, il n’y a rien à voir ! » et « Dormez, braves gens !», tels sont les mots d’ordre du jour, reprenant la notion de « servitude volontaire » décrite par La Boëtie, et par G Lévy. Nous sommes invités à bouger, à nous activer, sans réfléchir de préférence, comme si nous étions des touristes de notre propre existence, et pourquoi pas les yeux grand-fermés, dirai-je en conclusion et en citant le dernier et si beau film de S Kubrick, qui traite du fantasme, une denrée que les psychiatres auraient un peu tendance à négliger, absorbés dans les calculs, les évaluations, et les comptes à rendre.

    4-4 Quelques remarques conclusives, à partir d’un texte d’A Green, grand psychanalyste français, et aussi ardent défenseur de la place de la psychanalyse en psychiatrie :


    La crise actuelle est en lien avec la mort de l’Homme selon Foucault. Le structuralisme a prononcé la mort du sujet, voulant rompre avec l’Humanisme hérité des Lumières, émettant l’idée que le Logos (la parole, la raison) n’étaient même plus l’apanage du sujet mais de la structure, repérable dans le langage selon Lacan, les mythes et les rites selon Levi-Strauss, l’organisation sociale selon Foucault. La crise actuelle serait un signe de la résistance du Sujet à ces arrêts de mort prononcés par ces philosophes, dont on peut questionner la justesse du diagnostic. Ainsi, le recours aux institutions qui prétendent sauver l’Homme n’est pas démenti, au contraire : les psychiatres, psychologues et autres psychothérapeutes ne croulent-ils pas sous la demande ? Et selon mon expérience, ces demandes ne sont pas que de consommation, mais souvent une recherche de sens et de supplément d’âme par le recours à la parole. Mais la demande de soins nous arrive après un détour, après l’échec d’une autre tentative, après l’échec des thérapeutiques actives (médicamenteuses, suggestives, rééducatives, comportementales…). Pourquoi ce détour ? Parce que le modèle en vogue est celui de la motivation et de l’action, d’un circuit court entre désir et acte, tel qu’il est décrit dans des mondes tels que l’entreprise, mais aussi l’Ecole.
    Dans ce nouveau modèle, Inconscient et pulsion sont évacués. Il n’est pas inintéressant de voir que ces courants de pensée anti-pulsionnels sont aussi présents chez certains psychanalystes qui sont séduits par le pragmatisme.
    Dans cette conception utilitaire des sciences humaines, Sophocle et Shakespeare sont inutiles. C’est une perte de temps, puisque l’on dispose d’outils plus simples et qui sont d’un apprentissage rapide et standardisé. C’est un des effets de l’essor technique dans les sciences humaines, effet chez les professionnels, pas chez les « usagers ».
    Cette attitude scientiste est incompatible avec la psychanalyse. Pour trois raisons selon Green :

    «Elle est inacceptable de manière générale parce que sa démarche aboutit à découvrir l’inhumain en l’homme, c’est-à-dire en eux, les autres, les patients – comme en nous. Il ne s’agit pas, par exemple, de découvrir l’animal en l’homme, il s’agit d’y découvrir l’inhumain ; ce qui exige que l’on pose préalablement le concept d’humain comme problématique. Ceci appelle deux sortes d’objections concernant le sens même d’analyser ; c’est-à-dire que l’analyse, l’analyse par la psychanalyse, va heurter essentiellement deux attitudes. Elle va choquer la démarche herméneutique qui veut, au nom du relativisme, sauver une spiritualité vacillante et soulever une deuxième objection apparemment opposée mais en fait complice, selon laquelle analyser au moyen de la machine élimine l’ambiguïté, l’irrationalité, la part des émotions et, en fin de compte, l’inconscient des psychanalystes en ne laissant plus subsister que celui des biologistes ou des linguistes qui rêvent de transparence, de simplicit é et d’univocité. »

    An nom de la science, il faut donc se débarrasser de la psychanalyse : pas à cause de l’existence d’un Ics, qui était connu des poètes et autres artistes depuis longtemps, mais parce que cet Ics est régi par les pulsions, (« le Moi n’est pas seulement maître dans sa maison ») ; et parce que ces pulsions ont pour but l’assujettissement de l’autre, à l’origine d’un conflit moral individuel dont la seule issue par compromis est le sentiment de culpabilit é et, au pire le masochisme.

    Soyez réalistes, nous dit-on. Cette philosophie du soupçon ne mène qu’au désespoir. Mais la réalité, en sciences humaines est la chose la plus indéterminée qui soit. Elle est invoquée par ceux là même qui veulent imposer leurs idées et nous renvoyer vers une compréhension linéaire de la causalité ; nous faire croire, et croire eux-mêmes que l’Homme est un être rationnel. Ni la théorie marxiste, ni la théorie des jeux (utilisée par les stratèges et les économistes) ne rendent compte de cette résurgence inépuisable du fait psychique inconscient, indomptable. La où était le Ca, le Moi doit advenir, avait écrit Freud. Castoriadis complète le programme : il défend l’idée que la tâche du psychanalyste est aussi de permettre au Moi d’assumer le Ca en lui. En psychiatrie où nous sommes immergés dans la réalité sociale, cette invitation à respecter une part de l’imaginaire radical chez celui qui sollicite notre aide est une exigence éthique de base.


    Green conclut sa conférence en invitant la psychanalyse à réfléchir à son rapport à ses techniques si elle veut se dresser contre l’utilisation faite de la technologie. Evidemment, j’étendrai l’invitation de Green à la psychiatrie, et à nos journées de travail.

 

 

Dr. Eric JULLIAND
C.H. " le Vinatier "
69677 Bron CEDEX.

BIBLIOGRAPHIE

  1. C. von BARLÖWEN. Anthropologie de la mondialisation, Editions des Syrtes, 2003.
  2. C. CASTORIADIS. Les carrefours du labyrinthe, tome 1, Editions du Seuil (Points), 1998.
  3. G. LEVY. Au-delà du malaise, Editions ERES, 2000
  4. Pénombre. La santé en chiffre, lettre grise, 2004
  5. P. VIVERET. Pourquoi ça ne va pas plus mal ? Fayard (Transversales), 2004.

ANNEXE 1

Résumé de « Metanoïa »
in Anthropologie de la mondialisation de Constantin von Barlöwen, édition des Syrtes

  1. Histoire

Le premier chapitre de l’essai de CVB intitulé « anthropologie de la mondialisation », publié aux éditions des Syrtes en 2003, survole l’histoire de l’humanité, faisant une large part à la place de la transcendance et à la spiritualité dans la compréhension de la vie culturelle. La culture étant définie par « la réflexion de l’Homme sur l’Homme. » La question politique est en retrait, et pour CVB, elle est toujours dépendante de la culture de la société étudiée. Je résumerai ce chapitre avant de fabriquer une deuxième partie avec des fragments disséminés dans le livre, et qui adoptent un point de vue géographique, en comparant les différentes cultures.

1. Age de pierre

Période d’équilibre par un principe d’ordre incarné par la mythe animiste. Le monde réel correspond au monde onirique. Le monde tout entier fonctionne en osmose, les mêmes forces agissant sur l’homme et sur la nature. L’animisme produit le totémisme, développe des rituels magiques.
Au paléolithique, chasse et pèche consacrent le principe masculin. Au néolithique, l’agriculture promeut le principe féminin.

2. Le Theos

Les clans rayonnent, les villages deviennent villes, l’administration politique naît.
Les outils, comme le calendrier, l’écriture, les canaux d’irrigation et les voies de communication, les droits territoriaux vont cristalliser l’espace. Cet ordre est conçu comme venu du ciel, via les dieux et les rois investis de leur pouvoir. Ordre divin associé à ordre théologique concourent à l’édification d’un ordre politique et social homologue.

3. Le Logos

C’est l’âge de fer, celui de l’expansion indo-germanique, c’est l’histoire des idées qui fonde les cités-états grecs et l’empire romain. Aux mythes succèdent des théories fondées sur l’observation et la raison. Avec Aristote, Pythagore, Homère, l’homme devient sa propre mesure.
Le christianisme ne fait qu’ajouter une source unique, créateur et juge ultime. Le logos est incarné dans la sainte Trinité.
La pensée scientifique avec Galilée, Newton, puis Darwin apporte une vision globale du monde, régi par des principes mécaniques. Dieu est renvoyé au ciel et ce qu’il a créé fonctionne tout seul. Mais, ainsi, l’humanité ne s’est elle pas retirée de l’Homme ?
Les totalitarismes et Hiroshima montrent que les innovations politiques et techniques se retournent contre l’Homme. Les Etats nations se trouvent face à l’exigence d’un nouvel ordre, le sens étant perdu…

4. l’Holos (la totalité)

Les religions fondatrices et les sciences naturelles prennent le statut d’une puissance culturelle alternative à la technologie matérielle. Apparaît une conscience écologique. L’unité de l’humanité passe par la diversité des cultures, pas par l’hégémonie d’une seule, réductionniste de surcroît.
Sans la certitude que le centre de la réalité réside en chacun, l’homo sapiens est ramené au statut d’animal imitans : l’artisan était sommé d’être inspiré ; le scientifique moderne n’a besoin que d’être informé. La raison a remplacé l’esprit.
Il faut un nouveau concept du cosmos, moins mécaniciste. La culture de la modernité scientifique n’est pas forcément supérieure aux autres cultures : le monde y est mort, empli de signes, de graphes et de chiffres.

5. De l’arène à l’agora etc.

Il s’agit pour CVB de remplacer les gladiateurs par les sénateurs, de promouvoir l’autorité au détriment du pouvoir, et de faire revenir un dieu sur terre, sous forme d’un idéal, mais aussi dans la dimension de la quête spirituelle. Il prône le retour à la métaphysique et aux questions sur le pourquoi, pas seulement sur le comment. La philosophie contre la science ? On sait désormais comment survivre, mais pas pourquoi l’on vit, dit Patrick Viveret à partir de son livre : « Pourquoi ça ne va pas plus mal ? » Dès lors, de nouvelles structures sont nécessaires : structures politiques, mais aussi modification de la psychologie des foules….


La fin du chapitre fleure le mysticisme et déroute. Elle n’est compréhensible que si l’on ajoute la vision multicentrée de CVW, faute de quoi elle semble tomber dans la vision imaginaire d’un monde harmonieux, océanique et dépourvu de conflit. La suite du livre collecte des études centrées sur des civilisations particulières, dégageant leurs différences. Je choisirai un axe, celui de la coexistence entre les valeurs religieuses, culturelles et le progrès technique. CVB prend trois modèles culturels : l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud, le Japon. L’Afrique est curieusement absente, hormis Madagascar. Elle apparaît en filigrane dans les descriptions des sociétés archaïques, ou primitives.

A noter enfin que le livre fut écrit avant le 11 septembre 2001

 

  1. Géographie

On note aujourd’hui une tension entre l’homogénéisation technique du monde et le maintien des différences culturelles et religieuses qui séparent les impératifs économiques de la révolte intellectuelle et spirituelle.. Mais à l’instant où l’économie mondiale se mondialise, la Terre se décompose sur le plan politique. Le village planétaire vit ses nationalismes, ses tribalisations dans l’expression de guerres civiles, culturelles et religieuses. La création des pouvoirs locaux ne nie pas cette globalisation ; elle en est la conséquence. La mondialisation ne concerne pas toute l’activité humaine.
Même dans une ère technologique, il apparaît que la capacité des nations à accepter la culture est un facteur prépondérant. Nous verrons comment le Japon est mieux préparé que l’Amérique latine, par exemple.

L’embrasement religieux touche un nombre croissant d’Etats en dehors des pays industrialisés. Jusqu’où l’Occident a-t-il raison d’attendre que les autres parties du monde le rejoignent dans son comportement et ses résultats ? Dans bien des pays islamiques, le refus du profane est porté par des élites hostiles à la modernité occidentale. La modernité dans ces pays est enchâssée dans les valeurs traditionnelles.
Et le nationalisme laïc de l’<Occident n’est-il pas le masque d’une forme de la culture chrétienne ? On peut penser que le masque est en train de tomber aux Etats-Unis sous la pression de la droite républicaine-religieuse. Par ailleurs, la technologie devient une forme séculière de religion. Le religieux ne se serait-il pas déplacé vers la science ? La politique et notamment le libéralisme démocratique issu des Lumières peuvent être considérés comme un équivalent religieux dans les société occidentales.

Suivons la piste de la faute et de la culpabilité :

Le statut de la faute est conditionné par la culture ; du temps de Jésus, on considérait la maladie comme une faute ; dans les cultures calvinistes, c’est la pauvreté qui est un signe d’une faute ; alors que dans la culture grecque antique, la transgression est fautive, assortie de sanctions par les dieux mécontents. Une bonne partie des cultures asiatiques et océaniques, des cultures africaines et indiennes connaissent la honte et l’infamie. En revanche, le sens du péché caractérise les cultures anglo-saxonnes et protestantes. Ces différents statuts de la faute ont des conséquences sur l’appréhension de l’avenir, tant par les concepts abstraits que dans la vie quotidienne, c'est-à-dire philosophiquement.

 


En Amérique du Nord

Les puritains, en débarquant du Mayflower à Plymouth, dans le Massachusetts voulaient parachever dans le nouveau monde la réforme interrompue en Angleterre. Pour ces « Pères pèlerins », l’Etat et l’Eglise ne faisaient qu’un, dans la reconnaissance de Dieu comme souverain suprême. Le Droit était donné par la Bible. Les colons n’étaient pas tous puritains et plusieurs groupes essaimèrent, pour fonder des sociétés aux règles moins strictes. D’où les colonies de Providence, la Pennsylvanie,etc., chacune avec ses règles. Cette pluralité religieuse explique en partie qu’en Amérique du Nord, il n’y a pas de fraternisation des intellectuels avec des mouvements anti-religieux. Les conditions du débat anticlérical- religion ne sont pas posées. Les tensions entre communautés ont augmenté au moment des Lumières, en Europe ; pour les contrer, des prêcheurs ont suscité des « revivals », grand mouvements de conversion, à l’origine de plusieurs sectes : armée de salut, témoins de Jéhovah, mormons par exemple. Les sectes ou dénominations (secte établie) ont fondé toutes les universités, et promu des associations sociales et caritatives : on prêtait au succès une valeur morale. Le succès étant une récompense d’une vie qui plaisait à Dieu. Aujourd’hui les revivals contestent la monotonie du quotidien et la négligence de la vie affective.
La culture nord-américaine a adopté une attitude éclairée vis-à-vis de la technologie, associée à une attitude messianique : on prête des attributs divins au cyberspace : ubiquité, omniprésence, toute puissance et perfection. Cela n’est pas qu’un parallèle, car la révolution industrielle s’est déclenchée en association avec les mouvements d’éveil religieux, le second Great Awakening, étoile polaire de l’histoire américaine, directement associé à la dynamique des revivals.

L’éthique calviniste du travail, la philosophie de l’Etat puis le darwinisme social ont fourni un terrain favorable à l’acceptation de la science. Dès le XVI° siècle, la pensée en Amérique du Nord est considérée comme une réponse à une situation particulière, et l’activité mentale est centrée sur la résolution de problèmes. Les pensées doivent avoir un axe. L’Américain est convaincu que le monde peut être rendu meilleur et que la connaissance trouvera une application aidant à surmonter l’obstacle. La philosophie est chargée de répondre aux « démons des êtres humains ».
L’utilitarisme, (Adam Smith) l’innovation technologique prirent une place d’honneur dans la création et l’homme put alors se mettre en route pour retrouver sa perfection originelle. On éleva la technologie au rang de divinité, en en faisant le véhicule vers la rédemption. On est ici en complète contradiction avec Max Weber, pour qui « la science a désenchanté le monde ». Le scientisme est fondé sur l’idée que les Sciences, considérées comme un tout, pourraient résoudre les problèmes qui attendent l’Homme dans le temps présent. Dans cette conception, ce qui n’est pas mesurable n’existe pas (comme pour Galilée, déjà). La technique devient une fin en soi de la technocratie. La question des objectifs se pose désormais moins que celle de la faisabilité. En biologie de la reproduction, par exemple, il est clair que toute nouvelle technique sera utilisée, même si ses conséquences sont fort inquiétantes, pour le statut de Sujet humain.
Plus qu’ailleurs, la technologie et la culture sont compatibles. Les préalables culturels y sont hautement utiles au développement d’une technologie indigène.


En Amérique Latine

La péninsule ibérique n’a pas vécu la rupture survenue dans le reste de l’Europe entre le Moyen-Age et la pensée moderne, celle, de l’Allemagne luthérienne, de la France de Descartes, de l’Angleterre de Cromwell
Dans l’espace culturel hispano-portugais,le moine devait régner et le conquistador gouverner. La pensée universelle de l’Eglise de la Renaissance n’était pas tellement éloignée que cela un concept mystique et magique du cosmos chez les Aztèques. Les moines, comme les Indiens avaient un accès au monde plus spéculatif et sensitif que rationnel. L’un comme l’autre s’opposaient au protestantisme venu en Amérique du Nord. Pour l’un comme pour l’autre, le caractère fortuit et imparfait de la vie humaine est intégré à la vérité éternelle. L’être humain isolé est imparfait ; d’où l’exigence d’une société parfaite. Mais on ne peut pas parfaire le monde à tout prix ; le sentiment dominant est celui de la prière pour obtenir la grâce : sauver le monde n’est pas le transformer. Vivre, c’est être jeté, c’est une chute. Une mort violente, c’est une mort choisie, qui donne sens rétrospectivement à l’existence. Le sacrifice des Aztèques n’est pas une mort, mais participation au renouvellement de la société. Aujourd’hui, la politique est « passion, vie et destin », écrit Julio Cortazar, domaines qui se ferment à la raison.
L’Amérique latine se situe dans une tradition stoïque ; même dans la poussière un grand homme reste un grand homme. Voyez Don Quichotte qui reste digne quand il est vaincu. Pas de culte du vainqueur dans cette culture latino-américaine.
L’héritage de la religion n’est pas très compatible avec les exigences pragmatiques, analytiques et logiques de l’ère scientifico-technique dans cette société. Technique et culture sont dans un rapport compliqué.

La relation entre les trois temps du passé, présent et avenir est différente de celle qu’entretiennent l’Europe, l’Asie et l’Amérique du Nord. Pour les cultures archaïques, l’archétype du temps est le passé, un passé qui se répète à intervalles réguliers. Mais, il est toujours présent et peut changer ! Une telle conception est inadmissible en Occident. En Occident, le temps est la condition du changement ; dans es sociétés primitives, il est le facteur qui empêche le changement. Le progrès historique est une aberration pour les primitifs. L’idéal ultime de la société primitive est le passé, le temps avant que le passé n’ait commencé, l’origine. Le futur est honoré parce que c’est la fin du temps, donc le retour à l’origine. Le temps chrétien, lui, est fini et irréversible ; or cette conception d’un temps historique n’existe dans aucune autre culture, pas même l’Islam.

Au Japon

Les trois traditions religieuses shintoïste, bouddhiste et confucianistes bien que différentes, sont empiriques et pragmatiques. L’idée dominante est que l’harmonie du monde fut détruit par un intrus, l’Homme. La nature est innocente et loyale. La beauté réside dans la simplicité et la vie est gouvernée par des objectifs pratiques. La culture japonaise n’autorise pas l’homme à s’isoler de la nature et à l’instrumentaliser ou à l’asservir. Le Japon évite ce défi. Alors que la culture occidentale s’épanouit dans un univers de couples contraires (oui-non, soi- non-soi, bien-mal, vrai-faux) , l’esprit japonais, teinté de mysticisme a développé des formes de logiques telle que l’opposition entre réaliste et non-réaliste n’a pas d’ancrage. Le bouddhisme japonais est différent de l’indien et n’encourage pas à nier l’existence, ni n’encourage à l’abstraction. Il est empirique : ce qui compte, c’est l’expérience directe, très familière aux Américains du Nord. Le confucianisme prend en charge l’éthique au Japon, engageant les gens à vivre dans l’ascétisme et la loyauté à l’ordre social établi. Elle ne fournit pas de valeur de base, mais des unités de mesure de la vie sociale. Il n’y a pas de principe qui transcende la réalité : la réalité, c’est le monde des apparences, et il doit être accepté tel quel. L’esthétique, enfin, est considérée comme l’expression de la spiritualité. Au XIX° siècle la révolution ne fut pas le fait des bourgeois, mais des samouraïs et de l’intelligentsia, visant à créer un nouvel Etat. La classe guerrière fournit les ouvriers, et l’économie japonaise décolla à partir de principes complètement différents des anglo-saxons (libéralisme et individualisme). CVW remarque l’absence de mystique dans la culture japonaise et l’explique par cette relation directe avec une nature idéalisée.

ANNEXE 2

Extraits d’une conférence d’André GREEN (non publiée, internet)


« On parle de crise de civilisation, on parle de crise des valeurs morales, on parle de crise de l’art, on parle même de crise de la démocratie. Pourquoi la psychanalyse y échapperait-elle ? Ce qui est en crise pour la psychanalyse, c’est peut-être en rapport avec ce que Michel Foucault avait appelé la mort de l’Homme. Ce malaise se situerait dans la rencontre entre la technologie et la puissance de la simulation de l’action dans les modèles de la pensée. Le modèle de l’action exerce actuellement une très grande séduction dans les sciences de l’Homme.

Il y a là un désir, à travers le modèle de l’action et celui de la motivation, de se défaire du concept de pulsion et de rejoindre les sciences psychologiques. Quand on pense au remplacement de certains modèles anciens par le modèle de la pragmatique qui infiltre jusqu’au langage, on en vient à regretter la révolution sausurienne qui était à l’origine du structuralisme. Aujourd’hui, il s’agit de combattre la psychanalyse parce qu’elle n’est pas scientifique. La psychanalyse est aujourd’hui encore plus révolutionnaire qu’aux premiers jours, peut-être parce que l’histoire est venue confirmer ses hypothèses fondamentales. Au fond, le but de la démarche neuroscientifique et cognitiviste, ce serait de rendre la lecture de Shakespeare inutile. Je ne dis pas qu’il s’agit de marginaliser Shakespeare ou de le réserver à une poignée de spécialistes, je dis de rendre sa lecture inutile pour la connaissance du psychisme. Car on aurait l’impression de posséder un système de rechange qui traiterait des mêmes questions en y répondant mieux.

La position de la psychanalyse est inacceptable aux yeux de la science. Elle est inacceptable de manière générale parce que sa démarche aboutit à découvrir l’inhumain en l’homme, c’est-à-dire en eux, les autres, les patients – comme en nous. Il ne s’agit pas, par exemple, de découvrir l’animal en l’homme, il s’agit d’y découvrir l’inhumain ; ce qui exige que l’on pose préalablement le concept d’humain comme problématique. Ceci appelle deux sortes d’objections concernant le sens même d’analyser ; c’est-à-dire que l’analyse, l’analyse par la psychanalyse, va heurter essentiellement deux attitudes. Elle va choquer la démarche herméneutique qui veut, au nom du relativisme, sauver une spiritualité vacillante et soulever une deuxième objection apparemment opposée mais en fait complice, selon laquelle analyser au moyen de la machine élimine l’ambiguïté, l’irrationalité, la part des émotions et, en fin de compte, l’inconscient des psychanalystes en ne laissant plus subsister que celui des biologistes ou des linguistes qui rêvent de transparence, de simplicité et d’univocité.

Alors on comprend mieux pourquoi il est important de se débarrasser de la psychanalyse. La première raison est bien connue, c’est l’existence de l’inconscient ; l’inconscient dont on sait qu’il fait du Moi quelqu’un qui n’est pas maître dans sa propre maison. De tous temps, les poètes et les littérateurs ont vanté les vertus de l’inconscient, avant même que Freud l’ait découvert. En revanche, de dire que cet inconscient est déterminé par les pulsions, voilà la deuxième raison qui n’est pas acceptable. Enfin, la conduite humaine vise, d’une part à l’assujettissement de l’autre et, d’autre part n’a d’issue " humaine " que dans la culpabilité et, pire, dans le masochisme. Lacan l’a dit d’une façon très élégante dans un séminaire très ancien, puisqu’il doit avoir trente-cinq ans. Je lis cette citation : « Aucun sens de l’histoire fondé sur des prémices hegeliano-marxistes n’est capable de rendre compte de cette résurgence.»

La réalité, lorsqu’il s’agit de phénomènes humains, est l’idée la plus indéterminée qui soit car, très souvent, la réalité apparaît comme celle que je cherche à imposer. Ça porte un nom de nos jours : ça s’appelle la pensée unique. Alors, aujourd’hui, on vous dit : " La réalité, c’est le marché et la technologie. " Oui, mais le marché, aujourd’hui, c’est le marché de ceux qui peuvent imposer leur loi et c’est tout sauf le marché des idées. Reste la technologie. L’analyse, pour se dresser contre l’utilisation faite de la technologie, doit aussi se pencher sur son rapport à ses techniques. »

 

 
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