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DROGUES : DEPENALISATION, LEGALISATION ET/OU MAINTIEN DE L'INTERDIT ?

Dr. BERTHELIER


EN FINIR AVEC LES TOXICOMANIES ?


Je partirai ici d'un ouvrage du Dr. Jean-Pierre JACQUES, psychiatre et psychanalyste bruxellois, directeur d'un centre d'accueil et de soins pour toxicomanes, baptisé "Projet Lama". Son livre, publié en 1999, est intitulé "Pour en finir avec les toxicomanies : psychanalyse et pourvoyance légalisée des drogues". J'ai eu à le présenter et à en faire le compte-rendu lors de sa parution.

Dans le cadre de l'usage des drogues, l'auteur entend démythifier la notion de plaisir en lui substituant celle de réduction du déplaisir ("une jouissance sans bornes et une punition sans limites"), signifiant la présence constante d'une souffrance dans la recherche et l'usage d'un produit. La "toxicomanie" apparaît ainsi comme un dispositif d'adaptation à des douleurs, déniées ou inconscientes, préexistantes à l'entrée en drogues : ici les discours officiels qui posent douleur, misère et isolement comme effet des drogues escamotent et même, censurent leur rôle dans l'entrée en drogue, cependant que bon nombre de campagnes publicitaires à visée "préventive" font paradoxalement le lit de l'usage de produits, que les propos sur l'"autodestruction" du toxicomane évacuent la responsabilité de la répression et de la stigmatisation et que l'usage de drogues vient connoter la non-symbolisation de la douleur et/ou l'effet pervers des blessures par la parole.

Au niveau de la clinique du toxicomane :

  • la drogue est "un dispositif antalgique d'adaptation à un stress imparable" : deuil mais aussi sexualité ;
  • amenant à concevoir le produit comme protection contre la menace incestueuse et l'injection IV des "accros de la seringue" à la fois comme métaphore de l'inceste et dispositif visant à le déplacer ou à s'y soustraire ;
  • sachant que, par l'intermédiaire des toxiques, le sujet se protège de tout rapport sexuel, toujours suspect d'être incestueux ;
  • quant au "déficit de la fonction paternelle", allant du père carentiel au père "intégriste" en passant par le père apparemment "normal", il renvoie à un "déficit de transmission des valeurs" du couple parental au fils ou à la fille toxicomane : c'est la transmission transgénérationnelle qui se trouve en question.

Entre l'aphorisme d'OLIEVENSTEIN ("la toxicomanie est le fruit de la rencontre entre une personne, un produit et un moment socioculturel") –qui, parce qu'aphorisme, a été l'objet de multiples dévoiements-- et celui de Hugo FREDA ("c'est le toxicomane qui fait la drogue"), surgit la notion qu'une causalité complexe préside à l'entrée en toxicomanie et qu'elle est fort peu "psychologique" : "de la drogue du marché à la dualisation de la société en passant par les discours qui, chargés de la réprimer la produisent". Ici, la plurifactorialité fait le lit de la simplification, chacun y trouvant l'entrée qui lui convient : c'est la faute du sujet pour le judiciaire, celle de l'autre (multiple) pour certains mais, en tous cas, se fait jour la notion d'un déterminisme contraignant pour la personne. D'où le débat entre déterminisme objectif et surdétermination inconsciente, deuxième hypothèse à l'origine de l'allergie que les toxicomanes développent à l'idée de rencontrer un psy.

"La dépendance n'est pas une maladie" a écrit Albert MEMMI. Sur ce concept, des équivoques fleurissent qu'il faut démythifier : ils concernent la dépendance, l'ivresse, la toxicité, la servitude, l'irréversibilité, l'exception, le sacrifice de soi. Exemple, la prétendue toxicité de l'héroïne, pourtant objectivement nulle à condition de rester en deçà d'une dose létale.

La conception classique, traditionnelle, du traitement des dépendances met en jeu l'équation "guérison=abstinence" avec, en pratique, la succession désintoxication physique (cure de sevrage) – désintoxication psychique (fonction, entre autres, des post-cures)or, la privation peut accroître l'hyperesthésie qui, elle-même, entretient la dépendance, antinomique de l'autonomie ou de la "liberté" mise en exergue par une société asservie aux marchands. Cette valeur-phare de notre civilisation s'inscrit en contraste avec une dépendance sociale des sociétés traditionnelles, dans lesquelles la soumission à la règle commune rivalise (avantageusement?) avec celle de l'héroïne : c'est d'ailleurs un des fondements du succès des sectes. Cela amène en tout état de cause à légitimer un "paradigme abstinenciel" explicitement formulé dans les conventions internationales sur les stupéfiants, directement issu de l'idéologie hygiéniste et admis au rang d'un impératif moral puis de concept médical intangible. Mais amène aussi à légitimer une soi-disant "clinique du toxicomane" dans le discours psy, une psychanalyse normative, une réponse institutionnelle mettant dans le même sac usage de drogues illicites, alcoolisme et tabagisme. Autant d'énoncés universels sur lesquels il serait pertinent de revenir et qu'il faudrait bien, enfin, analyser un peu : les bienfaits de l'Interdit, débouchant sur l'administration d'une petite dose de "NON-du-père", a pour résultat un discours au service du lobby carcéral.

Les psychanalystes, se fondant sur le rôle civilisateur de l'interdit de l'inceste, ont contribué à une fascination par l'Interdit, largement reprise par les magistrats. Il se pourrait toutefois que le toxicomane, en réalité, mette en place une autre loi : celle, biologique, de la dépendance, évitant l'affrontement à celle du manque. "Horloger de son propre corps", le toxicomane peut voguer de consommation de drogues illicites à comportements addictifs (boulimie, jeu, anorexie, alcoolisme, médicaments...) au nom des "tyrannies de substitution". Si l'amour, thérapeutique des drogues qui ne se prescrit pas, amène par son manque des "tyrannies de remplacement" socialement instituées, la dépendance construite ou adoptée par le sujet met en question sa servitude volontaire et invite le psychanalyste à l'interroger. les thérapies de substitution, et au premier chef la méthadone, se sont avérées pour les équipes de soins d'excellents moyens de remise en ordre. Cependant, le modèle de la substitution est en crise, faute de substitution à l'alcool, à la cocaïne, aux nouveaux produits et/ou aux poly toxicomanies qualifiées par l'auteur de "toxicomanies chaotiques". Se jouent ici une substitution "sauvage", mise en oeuvre par les toxicomanes eux-mêmes, une carence de l'offre thérapeutique, une insuffisance ou une absence de repérage de la structure de la personnalité, pourtant fondamentale, par les équipes soignantes. D'où une opacité du sens de ces addictions pour un sujet donné, à laquelle correspond une réponse thérapeutique gestionnaire, enclavée entre trois termes : surenchérir, contrôler, exclure.

En l'espèce, le remède peut être culturel, autrement dit symbolique, incluant et/ou obligeant aux stratégies de réduction des risques mais aussi à la mise en mots, à la préservation de la survie.

Dans ce champ, la médicalisation, la pourvoyance raisonnée, voire légalisée des drogues, ne feront ni refouler ni disparaître la nécessité d'une approche clinique. Sachant les effets inattendus et pervers de la prohibition des drogues assimilant usager et trafiquant, la pratique parfois arbitraire de la loi et la confusion permanente entre loi symbolique et loi pénale, ensemble entretenant la toxicomanie par les stratégies mêmes qui visent à l'abolir. Ici la référence au masochisme –celui du toxicomane, celui du discours sur la toxicomanie- et au fétichisme (donc à la perversion) apparaît patente, qui conduit à des "passations de contrat" dont la composante sadique est indéniable.

Or le recours à la parole ne semble à priori d'aucun secours à celui qui a dû recourir à la seringue ou à la chimie pour résorber la (sa) douleur, alors même que de nombreuses équipes thérapeutiques font appel aux psychanalystes ou à d'autres spécialistes du "psychisme en paroles". Alors aussi que ce qui est en jeu est de redonner au toxicomane sa place de sujet dans sa demande.

Nous en sommes aujourd'hui, semble-t-il, à un point où la quête de l'abstinence à tout prix a perdu de son acuité et où la prescription de substitut s'est organisée, au même titre que la pratique de réduction des risques. Pourtant un refoulement puissant du débat sur la prohibition continue à peser sur le débat public alors même que rien ne justifie les pratiques actuelles de prohibition forcenée ni leurs fondements théoriques. Le traitement de substitution "ne vise pas prioritairement à supprimer la dépendance mais à réduire ou supprimer ses effets néfastes ou destructeurs, en raison notamment de la prohibition qui l'affecte".

Synonyme de médicalisation, il permet la réintégration du toxicomane dans le droit commun de la santé, une réduction significative de la surmortalité et de la morbidité liées à l'"héroïnomanie", une accessibilité aux interventions psychothérapeutiques, une décrue des hépatites et du Sida chez les usagers de drogues, une diminution sensible des conduites délinquantes, de l'exclusion sociale et professionnelle. Il autorise aussi la suspension de tout jugement moral sur la toxicomanie. Cette médicalisation des questions de dépendance, implicitement pourvoyance légale et médicalisée des opiacés, la pose paradoxalement comme une médicalisation non thérapeutique permettant au médecin ou au travailleur social de fonctionner comme "opérateur symbolique". Rien ne peut plus justifier la prohibition des drogues ce qui, pour l'auteur, doit amener à concevoir et organiser la pourvoyance de produits au sujet dépendant. Mais elle devra aussi bien échapper au cynisme du marché légal qu'aux brutalités du marché clandestin en se prêtant à une recherche attentive sur toutes les dimensions de la relation de pourvoyance, fantasmes du pourvoyeur inclus.

Au total, les conclusions du Dr. JACQUES, clairement exposées dans ses "précautions liminaires", s'énoncent ainsi :

  • la psychologie des toxicomanes sur laquelle s'appuie le prohibitionnisme n'existe pas;- la toxicomanie est un artefact, effet inattendu et pervers des mesures qui prétendent la prévenir et la contrer ;
  • la dénomination "toxicomane" du sujet est un terme impropre, contribuant à créer ce qu'il entend seulement décrire, enfermant le sujet dans une catégorisation qu'il oblige à justifier ;
  • la pourvoyance légale et raisonnée des drogues serait une condition nécessaire mais non suffisante pour mettre fin à ce qu'on désigne par "toxicomanie", sous réserve d'être étayée par des conditions complémentaires ;
  • en attendant ce jour, une offre clinique doit se maintenir, étayée sur la psychanalyse ou d'autres modalités de prise en compte de la parole même si, vue par les experts en toxicomanie et les psychiatres, la référence à un appareil théorique aujourd'hui déjugé par le courant épistémologique nord-américain peut apparaître discutable ;
  • enfin, l'opposition au prohibitionnisme qui fait de l'usager de produits dans le même temps une victime et un coupable, suppose que soit prise en compte la position du sujet lui-même, articulée à des constats sociologiques à portée politique.


LEGALISER ?...

Le livre du Dr. JACQUES, dont le propos est avant tout centré sur l'usage des opiacés et singulièrement de l'héroïne, m'a beaucoup intéressé lorsque je l'ai eu en main et qu'on m'a demandé de le présenter à Paris, en présence de l'auteur et d'Albert MEMMI qui l'a préfacé ; Parce que ce texte est courageux, solide, cohérent, appuyé en permanence sur les leçons d'exemples cliniques tirés de la pratique (malheureusement impossibles à reproduire ici pour ne pas surcharger une contribution déjà longue) qui ponctuent et illustrent tous les points de son argumentaire. Et, même s'il peut apparaître parfois discutable, il n'en est pas moins vrai qu'il m'a amené à réfléchir à nouveau sur le triptyque prohibition/dépénalisation/légalisation, sachant que, dans un premier mouvement, j'en avais totalement rejeté les deux derniers termes.

D'autant que son plaidoyer est tout de même étayé par des expériences de distribution médicalisée et contrôlée de l'héroïne, menées dans certains pays européens : les Pays Bas et l'Allemagne, entre autres, ont mis en place à titre expérimental de tels dispositifs, en voie d'évaluation, à la suite de la Suisse. Dans cette dernière nation, le traitement par l'héroïne a été institué en 1994 dans le cadre d'un programme expérimental ayant pour but de comparer les administrations de méthadone et d'héroïne. L'essai clinique s'est terminé en 1998 mais l'administration d'héroïne a été prolongée dans 20 centres suisses dans le cadre du système sanitaire. Une étude produite par le centre Janus (clinique psychiatrique universitaire de Bale) montre que :

  • le taux annuel de mortalité des toxicomanes traités par l'héroïne n'est que de 0,7 % contre 1,78 % en moyenne dans les autres centres suisses, 2,9 % pour les patients sous méthadone et jusqu'à 4 % pour ceux ne recevant aucun traitement. Le gain est statistiquement très significatif, au moins en termes de réduction des risques.
  • 30 % des patients ont quitté le centre en ayant complètement abandonné l'usage des drogues.

Ces résultats sont obtenus avec une prise en charge associant à l'injection bi-quotidienne d'héroïne différentes interventions médicales, psychiatriques et sociales (programme de logement et d'emploi pour les toxicomanes). Dans la confédération Helvétique, le nombre de personnes déclarant se livrer à des activités illicites pour subvenir à leurs besoins a chuté de 70 % à 10 %.

Ces programmes expérimentaux correspondent à ce que le Dr. JACQUES entend par une "pourvoyance légale et raisonnée de drogues... étayée par des conditions complémentaires" et ils réclament une prise en charge multifocale et pluridisciplinaire. En France, un ou deux projets de ce type ont été présentés au ministère de la Santé : ils ont été jusqu'ici refusés.

En France toujours, un groupe de pression, animé par l'avocat Francis CABALLERO milite depuis plusieurs années en faveur de la légalisation de l'usage des drogues. L'un de ses arguments majeurs, sans doute pertinent, est au-delà des préoccupations de réduction des risques, celui-ci : le trafic des drogues illicites mobilise à l'échelle mondiale des flux financiers considérables et son coût, à la fois économique, sanitaire et social, est énorme. La légalisation représente l'unique moyen d'y mettre un terme : si se procurer des produits illicites devient licite, le trafic n'a plus lieu d'être et s'éteindra de lui-même. On peut probablement ajouter à cela, avec quelque malignité, que, dans l'hypothèse d'une légalisation, l'Etat Français ne manquerait pas d'en tirer quelques menus profits sous la forme de taxes diverses, comme il a si bien su le faire naguère avec la "Régie du Kif" au Maroc...

Trois remarques complémentaires :

  1. la prohibition des drogues (et pas seulement du cannabis) favorise l'existence et le développement d'une économie parallèle, souterraine, principale source de revenus pour certaines familles. Leur légalisation, amenant la récession ou la disparition de ce marché occulte, pourrait aboutir à une déstabilisation économique et sociale de certains quartiers mais aussi de certains pays producteurs.
  2. dans l'idéal, il paraît évident que la légalisation, en supprimant la nécessité du "deal", aboutirait à une diminution très importante du coût des produits. Il ne faut cependant pas rêver : elle ne saurait qu'être assortie de mesures restrictives (conditions d'âge ou de modalités de délivrance par exemple) du fait desquelles un marché parallèle et clandestin subsistera en tout état de cause.
  3. la légalisation permettrait de contrôler la composition des produits alors que, dans le cas du cannabis (remarque également valable pour l'héroïne et l'ecstasy), la teneur en THC (tétrahydrocannabinol) est extrêmement variable et généralement inconnue. Historiquement, c'est ce qui s'est passé pour l'alcool dont la teneur dans les boissons est contrôlée par l'Etat. Celle en THC pourrait donc être connue par le consommateur et lui permettre de mieux contrôler les effets du produit, cependant qu'elle serait susceptible de parer à l'arrivée sur le marché, actuellement redoutée, de cannabis issu de plantes génétiquement modifiées, à haute teneur en cannabinoïdes.


DEPENALISER ?...

Dans notre pays, le débat s'est cristallisé autour de la question du cannabis. Sa consommation s'est banalisée au point qu'on estime actuellement que près de 80 % des adolescents et jeunes adultes l'ont expérimenté ou en consomment régulièrement, faisant apparaître le "shit", à la réputation de drogue "douce", comme un produit d'usage courant voire habituel, faisant partie intégrante de la culture des jeunes d'aujourd'hui au même titre qu'une consommation d'alcool en pleine extension. On trouve le produit facilement, mais le discours officiel reste cantonné à "il ne faut pas". Et dans le même temps, des personnalités médiatiques du spectacle, du sport ou de la politique font publiquement état de leur consommation passée ou actuelle...

Or si l'alcool est un toxique légal, il n'en va pas de même pour le cannabis, interdit car classé au rang des stupéfiants. Et la loi française de 1970 prohibe l'usage de tout produit illicite en faisant du consommateur un délinquant : même le simple usage dans un espace privé est un délit passible d'un an d'emprisonnement et/ou d'une amende conséquente. Il s'agit du seul délit, dans l'appareil législatif français qui incrimine un comportement individuel ne visant pas autrui, ce qui pose d'ailleurs un assez savoureux problème de philosophie juridique !

Cependant, dans le système sanitaire au moins, les idées ont quelque peu évolué. A la suite du rapport du Professeur Philippe PARQUET, on tend de plus en plus de nos jours, à distinguer trois niveaux d'utilisation des drogues : l'usage simple, l'usage nocif ou abusif et la dépendance dont le premier, correspondant à une consommation raisonnable et contrôlée, est considéré à tort ou à raison comme relativement anodin. Ce qui amène un certain nombre d'instances à contester de plus en plus le maintien de notre législation répressive. C'est ainsi que, le 6 septembre 2001, le CNS (Conseil National du Sida) s'est prononcé clairement pour une dépénalisation de l'usage des drogues, proposition reprise et approuvée par M. Bernard KOUCHNER. La France, ainsi, cesserait d'être l'un des derniers états européens à pénaliser totalement l'usage des stupéfiants sans opérer la moindre distinction entre les produits consommés ni le contexte des consommations. Il n'est que de considérer ce qu'il en est dans d'autres pays de l'espace européen :

  • aux Pays-Bas, la détention de moins de 5 grammes de cannabis a été décriminalisée, mais les trafiquants continuent à être poursuivis. Les coffee shops, détaillants en drogues "douces" ont été autorisés à ouvrir leurs portes en 1976 et, même si un certain durcissement s'amorce du fait de la mainmise sur certains d'entre eux par des réseaux maffieux, ils existent toujours. Parallèlement, une politique volontariste en matière de réduction des risques est menée.
  • au Portugal, depuis le 1er juillet 2001, la consommation et la détention de drogues illicites pour un usage personnel ne sont plus des délits. Des commissions spécialisées (juriste, médecin, travailleur social) reçoivent les consommateurs appréhendés qui risquent une amende s'ils sont "occasionnels" et sont orientés vers des structures de soins s'ils sont dépendants.
  • l'Allemagne, on l'a vu, suit l'exemple suisse en mettant en place des traitements à l'héroïne pour les sujets dépendants.
  • en Suisse, "bonne élève" pour le Conseil de l'Europe, la consommation de cannabis reste interdite, mais n'est punie que d'une amende de 100F suisses. La moitié du budget "drogue" est consacrée au traitement et à la prévention de la toxicomanie. La Confédération Helvétique soutient des programmes d'échange de seringues, de mise à disposition de salles d'injection, de logement et d'emploi pour les toxicomanes. Le gouvernement fédéral envisage de dépénaliser totalement l'usage de cannabis.
  • la Belgique, depuis peu, a dépénalisé la consommation de cannabis.

Un grand vent, non pas de légalisation des drogues mais de libéralisation, souffle donc sur l'Europe. Cela étant, pourquoi dépénaliser pour le CNS, la réponse est avant tout sanitaire : "la surmarginalisation des toxicomanes par la punition conduit à des pratiques désastreuses...Le partage de seringue ou de matériel d'injection, mais aussi les rapports sexuels non protégés de plus en plus fréquents, font craindre une reprise de l'épidémie du VIH". Cependant que, pour le Dr. J.F.BLOCH-LAINE, membre du CNS : "la loi de 1970 constitue un frein dans l'accès aux soins. Quand je prescris un traitement de substitution, j'affirme que cet usager est un délinquant".

Certes l'urgence à réformer la loi est d'une certaine manière tempérée par le fait qu'elle n'est pas appliquée à la lettre (car d'ailleurs inapplicable). Depuis 1978 des instructions ministérielles, confirmées par une circulaire de juin 1999, demandent aux Procureurs de la République de ne pas poursuivre pénalement de simples usagers de stupéfiants, en particulier de simples fumeurs de cannabis. Toutefois, outre qu'une simple circulaire n'a pas force de loi, l'application des textes est à géométrie variable, souvent différente selon qu'on est surpris à fumer "un joint" dans une grande ville ou en région rurale et Bernard KOUCHNER déclare que "trop de gens sont encore en prison pour le simple usage " (ils sont actuellement 200).

Officialiser ou tolérer l'usage du cannabis par sa dépénalisation ? mais, dans pratiquement tous les pays qui l'ont fait, le produit demeure interdit, conformément aux accords internationaux sur les drogues. Ici, l'exemple belge nous montre à quelle situation paradoxale une dépénalisation simple peut conduire, qui s'énonce ainsi : tu as l'autorisation de consommer, mais il t'est interdit de te procurer le produit... N'y aurait-il pas là comme un vague relent d'injonction paradoxale ?


ET/OU MAINTENIR L'INTERDIT ?

Ce qui précède introduit de plain-pied à cette question clé : maintien ou non de l'interdit sur les drogues ou, du moins, sur certaines d'entre elles. Avec en figure de proue le cannabis dont la levée de l'interdiction -donc la légalisation- est instamment demandée au nom de sa réputation de drogue "douce".

Pourtant, l'image du produit apparaît pour le moins contrastée :

  • pour les adultes, c'est-à-dire les parents que nous sommes amenés à rencontrer, cannabis=drogue=toxicomanie. Autrement dit, le diable ou, à tout le moins, la porte ouverte aux drogues "dures". Mais, ces mêmes parents, pour peu qu'on les interroge, s'avèrent pratiquement ignorants des effets d'un produit dont ils savent seulement que l'usage est illicite.
  • pour les jeunes, a contrario, il est absolument sans danger ni inconvénient. Alors qu'on sait pertinemment que c'est un produit psychoactif, agissant sur le système nerveux central, susceptible d'avoir des effets secondaires (troubles de l'attention, de la mémoire, de la vigilance, du sommeil, éventuellement des comportements) et de provoquer, en dépit de sa réputation bien établie, une dépendance. Sans compter sa teneur en goudrons cancérigènes, 4 à 5 fois supérieure à celle du tabac ("quand tu as fumé 4 joints, tu as fumé un paquet de cigarettes"). Et que peut penser de son innocuité ce jeune que j'ai rencontré dans le cadre d'une expertise, qui s'est défenestré au cours d'un état de dépersonnalisation provoqué par sa première –et unique- prise du produit, avec, pour résultat, une paraplégie ?

Il existe donc, c'est pour le moins qu'on puisse dire, un déficit réel et important d'information sur le produit. Elle reste donc à faire, de manière adaptée et en direction de tous les publics, ce qui représente un vrai problème de santé publique.

Cela étant, la plupart des jeunes consommateurs sont occasionnels, ou du moins, s'en tiennent, ne serait-ce que pour des raisons bassement financières, à une consommation ponctuelle, souvent conviviale et modérée. Et on sait que seuls, 1 à 2 % d'entre eux deviendront d'authentiques toxicomanes : ce qui, l'occasion faisant le larron, ils le seraient peut-être devenus, cannabis ou pas. De surcroît, dans la génération des 14-18 ans, il paraît évident que le passage par le cannabis représente un rite initiatique, substitut des rituels de passage de l'enfance à l'âge adulte des sociétés traditionnelles que notre civilisation a abandonnés.

A partir de ces quelques et très partiels éléments, un certain nombre de questionnements se font jour concernant la levée ou le maintien de l'interdit sur le produit :

  • l'adolescence, création de notre culture, est par définition, la période à risques en termes d'évolution personnelle (cf. le "complexe du homard" dont parlait Françoise DOLTO). C'est aussi celle de la transgression, manière de s'affirmer en tant que sujet en s'opposant au monde et aux valeurs des adultes, et des conduites à risque dont la consommation de drogues fait aujourd'hui partie. Si tant est qu'au nom de sa banalisation on libéralise et/ou légalise la prise de cannabis, ne court-on pas le risque que, dans la mesure où il ne sera plus interdit, la transgression se reporte sur une autre drogue, éventuellement plus toxique cela, c'est mon argumentation personnelle, à contre-courant du courant dominant...).
  • que répondre à des jeunes qui, quand on évoque le caractère illicite de la consommation de cannabis, répondent en s'étonnant de ce qu'elle soit interdite alors que leurs parents continuent en toute impunité à user de boissons alcoolisées ?
  • comment justifier l'interdit, au nom de l'action psychoactive du produit, alors que, si l'ivresse au volant ou le dépassement du taux légal d'alcoolémie est sanctionné, aucun dosage sanguin de drogue n'est encore pratiqué en cas d'accident sur la voie publiquesachant que la détection urinaire est sans valeur, le cannabis étant retrouvé dans les urines trois semaines après sa consommation).
  • s'il est vrai que fumer du "hasch" représente un rite initiatique, ne faudrait-il pas s'interroger sur les conditions faisant que certains jeunes passent de la consommation conviviale, ponctuelle, à la dépendance ici, le questionnement renvoie au contexte socio-économique, aux structures familiales, à l'ensemble de l'environnement, à l'histoire personnelle, à la souffrance individuelle, autant de dimensions à explorer –ce qui est loin d'être toujours facile- qui posent des questions à un niveau non plus individuel mais collectif et, autant dire le mot, politique.
  • pour qu'un interdit soit opérant, il faut aussi qu'il soit connu : or beaucoup de jeunes, en particulier dans la tranche d'âge 12-15 ans, croient savoir que l'usage du cannabis est autorisé...
  • l'interdit, en principe, a un sens, et en cela, il est structurant jusques et y compris dans sa transgression. Mais qu'en est-il lorsque le sens a disparu, lorsque la transgression devient la norme, lorsque l'interdiction se trouve privée de sens par les carences du familial, du social et du politique ?

Questionnements qui débouchent sur l'interrogation produite à la Journée Départementale du Réseau Hérodote dans notre Atelier : quel tissu social et quelle parole pourraient permettre d'articuler un message préventif avec le maintien d'un interdit auquel il faudrait redonner un sens ?

Ce texte n'appelle pas de conclusion. Nous aurons à débattre, à partir d'arguments que j'ai essayé d'exposer avec un maximum d'objectivité et d'impartialité, chacun de nous ayant à en tirer ce que bon lui semble en fonction de ses propres options politiques, sociales, théoriques, idéologiques, etc... Sachant qu'en tout état de cause, ce qui est ici exposé ne répond en aucun cas aux questions que posent les "nouvelles" toxicomanies (ecstasy, GHB, kétamine, poly consommation, etc...).

 

Dr Robert BERTHELIER
Centre de Soins
25, bis, route d'Egly
91290 ARPAJON

POUR EN SAVOIR PLUS

  • Dr. Jean-Pierre JACQUES : Pour en finir avec les toxicomanies : Psychanalyse et pourvoyance légalisée des drogues, Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 1999.
  • Toxicomanies : le retard français (dossier)Impact Médecin Hebdo, n°549, 28 septembre 2001.
  • 12-25 ans : alcool, cannabis, une banalité? Contribution aux pratiques de prévention et de soins.

Sur demande à : Hérodote, 36 rue de Général Leclerc, 01100 Corbeil-Essonnes.

 
Ile Berder 2002 :  Programme et textes