Expériences artistiques dans un espace thérapeutique

Mercredi, 01 Mai 1996 01:00 Eric JULLIAND
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Des expériences artistiques dans un espace thérapeutique, je n'ai aucune expérience personnelle, n'exerçant aucun art hormis quelques essais de littérature humoristique à la publication confidentielle. Je traiterai ce sujet en biaisant, mon propos étant au fond de rappeler les risques de la confusion entre création et thérapie d'une part, d'autre part de dire quelques mots de la place de l'émotion esthétique dans la thérapie et aussi des rapports entre esthétique, création et constitution de la relation d'objet: il sera alors question de la notion de "conflit esthétique", de la sublimation et de l'auto-engendrement, différents points théoriques relativement antagonistes à propos desquels je n'ai pas les idées très claires, ce qui sera propice au débat, dont j'attends beaucoup…

 

DE L'ART BRUT A L'ART THERAPIE, ou chronique d'un sommeil annoncé

De cette histoire locale, à l'hôpital de W, je ne suis qu'un témoin.

Au Centre Social, fonctionnait dans un climat conflictuel et désordonné quelques ateliers artistiques, animés par des peintres , sculpteurs, rémunérés par l'hôpital, et qui ne s'entendaient guère. Différentes conceptions, rivalités ? Les patients pouvaient s'inscrire dans ces ateliers sans indication médicale, ou si vague - sans que l'on instituât un lien entre les soignant et les artistes, sans que les œuvres fussent interprétées par les psychiatres dans le sens d'un projet thérapeutique. C'était de l'art pour l'art, en somme. Ces ateliers étaient placés sous la responsabilité d'un psychiatre partisan et amateur éclairé de l'Art Brut, , selon le principe que la psychiatrie ne devait pas mettre l'art au service du soin, sauf à courir le risque de le tuer. Les ateliers étaient donc un espace hors soin. Sous son égide, les ateliers fonctionnaient et dysfonctionnaient, selon les humeurs des artistes, un peu bohème, on s'en doute, mais n'est-ce pas de ce désordre et de cette anarchie, un peu primaires au sens de processus psychiques primaires, que pouvait naître la création artistique.
Des expositions, l'intérêt des amateurs d'art et des galeries du crû attestaient de la vitalité de l'expérience. Las, il fut décidé , entre psychiatres, de faire cesser ce désordre, d'autant que l'administration hospitalière occupait un pouvoir laissé volontairement vacant. Aux voix, l'Art Thérapie l'emporta sur l'Art Brut. Depuis trois ans, un psy puis un autre, intéressés puis découragés ont essayé de restructurer les ateliers du Centre Social pour développer un "Département d'Art-Thérapie". A ce jour, les conflits de pouvoir provoquent une panne quasi totale. Fin de l'histoire
On aura pu vérifier que l'analité et la création ne font pas bon ménage, ce que l'on savait déjà, mais qu'il fallait vérifier, sans doute...
Au delà de cette anecdote, on raconte qu'en Suisse, un berceau de l'Art Brut, le passage identique à l'Art Thérapie a conduit à décrocher les tableaux exposés: désormais, ceux-ci appartiennent au dossier médical et sont donc soumis au même secret !

 

L'AMBIGUITE

Que l'on considère les productions de nos patients comme des symptômes ou des œuvres d'art a donc des conséquences immédiates quant àleur exposition ou leur mise sous séquestres. Ce choix résulte de nos présupposés de base et de nos intérêts: sommes nous plus intéressés par la valeur artistique des œuvres ou par leur sens ? Sans doute un peu des deux, mais dans quelle direction allons nous orienter notre action ? Allons nous développer l'Art pour l'Art en confiant des malades et la gestion d'ateliers à des artistes, ou bien utiliser l'activité créatrice comme catalyseur d'un processus thérapeutique ? Maintenir l'équivoque me paraît injuste pour l'art, et malhonnête pour les patients. Mais lever l'ambiguïté est un idéal. Un atelier dans un hôpital n'est pas un atelier comme un autre, même aux yeux des malades. La valeur de l'œuvre en dépend. Je me souviens d'un patient qui fut soigné dans le service où j'étais interne. Il y peignait et exposa dans un centre culturel, plusieurs années après mon départ. Il sous-évaluait de moitié les toiles peintes à l'hôpital. Comme acheteur, il fut pour moi hors de question de discuter quoi que ce soit. Au fond c'est une illustration d'un transfert qui ne peut se liquider.
L'ambiguïté des espaces thérapeutiques est incommode mais nécessaire: sinon, les patients iraient peindre ailleurs, dans les lieux faits pour cela. Pourquoi ne le font-ils pas ? Parce qu'ils sont malades en plus d'avoir un don artistique. Sans doute ont-ils besoin de ce cadre solide et protecteur que nous leur aménageons, hors duquel ils n'exposeraient pas, et ne s'exposeraient pas. Que cet environnement soit propice à l'expression, c'est nécessaire. N'y aurait-il pas cependant une nécessité pour les patients, notamment hospitalisés de longue date, à nous échapper, à s'évader, et il est important qu'ils aient des recoins sombres , où ils peuvent se cacher des regards inquisiteurs et curieux. Je sais que ce genre de recoins est plus spécifique des grands CHS que des hôpitaux généraux, mais cela se fait rare, puisque la technicité, médicale de préférence nous envahit aussi. Hélas.
Reste donc l'appréciation artistique de la production des patients, en se privant de la grille de lecture psychiatrique: le psy est alors prié de laisser son savoir au vestiaire et l'atelier ou le lieu d'exposition n'est pas spécifique, bien que dans l'hôpital, par exemple. D'où l'intérêt pratique des ateliers extérieurs aux murs, ou de l'entrée de la culture dans les hôpitaux, deux démarches qui ne vont pas de soi. Notre intérêt un peu lointain, comme un regard bienveillant, ou plutôt une sollicitude maternelle tranquille peut développer "la capacité d' être seul" [ DW Winnicott].
Ce genre d'espace est nécessaire mais pas suffisant, parce que tous les patients ne font pas d'art, et qu'il nous faut bien l'accepter, Je dis cela avec un ton de regret, car il m'apparaît que l'amélioration clinique pourrait se concevoir par une mutation dans la production du patient: un patient change de production, fabriquant autre chose que des symptômes dûment répertorié dans nos manuels d'initiation à la psychiatrie. La sublimation étant plutôt bien évaluée, une activité artistique sera valorisée.
Dans une thérapie , analytique par exemple, il semble bien que cette activité sublimatoire soit repérable, et c'est même ce qui constituera la prime de plaisir pour les protagonistes de cette aventure. On passe assez naturellement à une deuxième partie où l'on pose la question de l'objet, dans le sens de la constitution de la relation d'objet, que l'on considère alors d'un œil de soignant, et plus d'amateur, bien que la question esthétique ne soit pas absente de nos préoccupations.

 

LA PLACE DE L'OBJET ou excursion dans la jungle théorique

Ce sous-titre est grandiloquent et l'on risque d'être fort déçu à la fin du paragraphe. Pourtant, la question de l'objet en psychiatrie est aussi lancinante que celle du Sujet, et les deux sont inséparables, dans le même duo que celui de la poule et de l'œuf. La question que je me pose serait la suivante: quand on dit que pour les psychotiques, l'objet n'existe pas, on parle de l'objet personne . Mais qu'en est-il du monde des choses et du rapport à la réalité, en généralisant ?
Par leur économie et leur fonctionnement psychique bizarre, ces patients nous morcellent et nous clivent, nous nient, tout autant qu'ils se morcellent, se clivent, ou nient leur vie affective. S'ils s'occupent d'objets et les investissent affectivement, c'est sur le mode même de l'identification projective, en effondrant la limite entre dedans et dehors. Certaines choses deviennent dangereuses et bizarres. Par ailleurs et l'on revient à notre thème, des patients dessinent, peignent, chantent , écrivent, etc. Et ces œuvres sont affectivement investies, fonctionnant comme espace de projection du monde interne et de la vision du monde. Donc de la vision des objets. Cela nous intéresse pour les soins parce que cela touche la curiosité pour le monde, autrement dit la pulsion de savoir; ou épistémophilie, donc la sublimation, une voie pulsionnelle plutôt favorable. Cela nous conduit à interroger des théoriciens
On ne rappelle que rapidement D.W. Winnicott et le très fameux objet transitionnel, à la fois trouvé et créé par l'enfant, à la fois moi et non-moi, et l'élaboration de la théorie de l'espace transitionnel et de ses liens avec la créativité, pour passer à un autre Donald, Donald Meltzer, qui a élaboré le concept de "objet esthétique" et de "conflit esthétique" censé rendre compte de la découverte du monde par le nouveau né et de son impact sur sa psyché. Selon D Meltzer, l'enfant qui naît est saisi esthétiquement par l'impact sensoriel du monde extérieur et se pose dès l'origine la question suivante :

" Est-Ce Que c'est aussi beau à l'intérieur ? "

De ce questionnement naît selon lui la pulsion épistémophilique, l'inquiétude et l'angoisse devant cette énigme, parce que l'objet résiste à cette investigation, ce qui se structure en position dépressive. D Meltzer note au passage que celle-ci précède la position schizo-paranoïde décrite par M Klein, ce qui n'est pas sans conséquences cliniques. Déjà, l'objet est distinct du sujet, ce qui suppose que le bébé ait renoncé à l'omnipotence imaginaire et au mécanisme hallucinatoire par lequel il se croit le créateur du monde environnant et de soi-même. Le deuil de sa toute puissance le projette dans une dépression dont il ne s'accommodera qu'au travers de la recherche épistémophilique.
Il faut cependant noter que le terme esthétique, traduit de l'anglais se présente comme un faux ami, parce qu'il n'est pas d'emblée question d'un jugement esthétique, au sens de la critique d'art, mais seulement de l'expérience émotionnelle, une expérience faite de plaisir et de satisfaction lors de la première rencontre avec l'objet, et pas seulement de violence ou de haine comme le décrivent Bergeret d'une part, les auteurs kleiniens d'autre part, ou même Winnicott. Melzter présente une version délibérément optimiste, voire mystique des origines. Certains ont gardé ou retrouvé la trace lors de certaines expériences: par exemple la visite de Sainte-Sophie à Istanbul, dont la coupole vous recouvre et vous enveloppe, ou bien, souvenir personnel, la vue sur le parc depuis les terrasses de Chambord, ou bien encore certains rêves de paysage. On se réconcilie avec le faux ami.
Cette question se réfléchira en miroir, pour autant qu'un miroir aura été rencontré et qu'un processus de subjectivation aura eu lieu sans trop de ratage. On se souvient alors de ce que Pierre LEGENDRE dit de l'image et du miroir, développant la théorisation de Lacan sur ce stade si fameux: le miroir fonctionne comme un tiers entre le sujet et son image. Un enfant psychotique ne reconnaissait pas son image dans le miroir et s'y précipitait. C'est aussi le destin de Narcisse, qui s'abîme dans son reflet et n'entend pas la nymphe Echo qui s'épuisa en tentant de le séduire. Sans doute les mots ont ils manqué, au sens d'énoncés identificatoires , de ceux qui permettent d'échapper à la mise en abîme dans une spécularité sans issue. Les meilleurs miroirs ne seraient ils pas les vénitiens, qui ne vous renvoient pas votre reflet directement mais détournent les rayons lumineux et vous permettent de voir votre voisin, ou voisine, à côté de vous:
"Content de vous voir !"
peut on alors échanger au lieu de dire " Je ne me suis jamais vu que dans les yeux de ma mère " , ainsi que me confiait un jeune patient

Je me souviens aussi d'une phrase de Rappard affirmant que les psychotiques ne travaillent pas, sauf du chapeau, voulant illustrer par cette formule l'incapacité du patient psychotique à se libérer de l'aliénation individuelle, et ne pouvant se risquer dans l'aliénation sociale; celle du travail. Il articulait les théories marxistes et lacaniennes, posant la question du rapport de ces sujets, si l'on ose dire, à la réalité du monde. Les patients psychotiques ne peuvent pas créer, modestement et laborieusement, puisqu'ils sont pris eux-mêmes dans un fantasme d'auto-engendrement, créateur et créature à la fois, niant les origines, l'antériorité du monde, la différence des générations, se prenant pour le Christ, ou pour Dieu, ce qui revient au même dans les délires mégalomaniques dont ils acceptent parfois de nous parler. Leur passage à une activité créatrice, ni nulle ni géniale, le don ou le prêt d'une œuvre à poser au milieu des autres, serait peut-être le signe qu'il s'admettent comme " un parmi d'autres", et renoncent à ce fantasme d'auto-engendrement qui les enferme dans un narcissisme stérile, ainsi que l'expose RACAMIER.
Enfin le travail créateur a été analysé par D ANZIEU qui propose cinq conditions :

  1. Un mouvement régressif vers la solitude et le narcissisme.
  2. La capacité à percevoir ses représentations archaïques, à les affronter. La présence à ce stade d'un ami vous rassurant de l'extérieur est précieuse et très fréquente: Théo le frère de Vincent Van Gogh, Gaston Gallimard pour Proust, Fliess pour Freud par exemple.
  3. Un don qui permette selon un code la transposition de ces représentations dans un matériau: peinture, musique, écriture.
  4. Un style et une composition.
  5. La présentation à un public, suppose que l'œuvre puisse mener une vie indépendante; elle n'est pas souvent dépassée.

Sans ces conditions, il s'agirait plus d'expression brute, de répétition que de travail créateur. L'élaboration emprunte le chemin de la sublimation.

 

LA CREATIVITE DANS LE SOIN

La créativité et la sublimation seraient des signes d'un fonctionnement non psychotique du sujet. Elles se différencient de la création délirante par le fait qu'elles sont reliées à un courant culturel qui a préexisté, qui les intègre plus ou moins facilement, dans une catégorie scientifique ou esthétique, même si c'est celle de l'Art Brut. En ce sens, les délirants refont leur monde en perpétuelle destruction, et les artistes recréent un monde imparfait.
Quel passage entre les deux ? Nous avons vu que les patients, psychotiques encore plus, projettent tant d'eux-mêmes dans les objets, même banals, qu'il nous faut être très respectueux à leur égard. Si l'on fait l'hypothèse que les patients se représentent ou représentent leurs conflits au travers de leur production artistique comme de leurs symptômes, il nous faut quitter notre position de soignant lors de leur exposition. Sinon, nous sommes dans la transgression.
Il faut choisir entre art et thérapie, l'alliage est " contre-nature", comme certains mélanges culinaires sont frappés d'interdit religieux. Les espaces voués à l'art ne doivent pas être sous contrôle médical, ou soignant en général. Nécessaire parce que, comme dans la psychanalyse, on met en place le cadre qui permet au patient de guérir, risquons le mot, mais le contenu reste essentiel, et c'est la place des interprétations, celle de l'artiste, celle de l'analyste aussi... Là on voit que l'accueil réservé est important. Si l'on poursuit la métaphore, l'accueil et le traitement faits aux œuvres artistiques de patients doit être aussi peu objectivant que possible que l'est une interprétation en analyse. Le plus souvent d'ailleurs, il est préférable de se taire et de ne pas sortir de la neutralité. L'interprétation pseudo-analytique des œuvres des patients n'est pas un détour qui permet de les soigner, mais un détournement, une perversion si l'on en croit l'étymologie latine. Elle n'est pas analytique parce qu'elle est hors de ce cadre précis d'une part, donc obscène, et aussi parce qu'elle n'interprète pas dans le transfert, mais des contenus figurés. Ce genre d'interprétation apparaît donc comme obscène, ou au mieux comme une clef des songes, du type modèle multiprise, comme les outils en mécanique. Ce serait aussi une extension de l'interprétation des dessins d'enfants, qui en plus n'auraient rien demandé, avec tous les effets traumatiques de ce genre de séduction.
En revanche dans l'espace thérapeutique stricto sensu, les productions, les paroles tout simplement, les élaborations de fantasmes, les constructions - interprétations sont des créations, belles parfois, qui sont des œuvres. Nous sommes dans notre domaine. Là on ne travaille pas du chapeau, mais on a affaire à une mentalisation transmissible, et à une expérience de réalité partageable. C'est la reconnaissance par le soignant d'une communauté d'expérience qui permet au patient de sortir de son vécu d'étrangeté radicale et le ramène vers le monde du " commun des mortels". Le passage ne se fait pas de la psychose vers l'art, mais vers l'ordinaire. Un grand progrès, mais qui contient et annonce d'autres deuils et d'autres angoisses.
En tant que soignant, c'est plutôt une joie, même si cela passe par une désillusion partagée:
"Ce n'était donc pas un génie", dira le psy. "Je me prenais pour Dieu" , dira le patient.

Dr Eric Julliand
Centre Hospitalier "le Vinatier"