Existe-t-il un modèle d’équipe pluridisciplinaire ?

Samedi, 01 Mai 2004 01:00 Xavier DESMEDT
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INTRODUCTION

Après la parution de la circulaire de 1960 relative à la psychiatrie de secteur, un certain nombre d’équipes pionnières, qu’elles soient issues du service public ou du tissu associatif, ont mené des expériences pilotes, qui, pour certaines d’entre elles ont fait longtemps r éférence.

Malgré l’aspect révolutionnaire du courant « désaliéniste », fondateur de la sectorisation psychiatrique, il faut attendre le milieu des années 70 pour voir émerger les premières structures extra-hospitalières : dispensaires d’hygiène mentale, hôpitaux de jour,… Ces aménagements sont à cette époque essentiellement le fait d’équipes enthousiastes. Leur développement reste très localisé, et la sectorisation reste encore un concept flou, voire vide de sens. L’idée que l’on peut construire un dispositif complexe « hors des murs », permettant une prise en charge et un maintien dans la cité de la personne atteinte d’une maladie mentale se heurte encore à de nombreuses résistances. Au sein du corps infirmier, majoritaire parmi l’ensemble du personnel hospitalier, le clivage s’insinue vis-à-vis de ceux qui passent leur temps à aller se promener pendant que les autres travaillent dans les pavillons.

La loi de juillet 85 est venue légitimer et légaliser l’existence du Secteur psychiatrique dans sa double dimension, intra et extra-hospitalières, même si elle s’est surtout inscrite dans un contexte d’économies budgétaires. A partir de là est posée, et cela reste valable encore aujourd’hui, la question de la continuité entre le dedans et le dehors, entre l’hôpital et la ville. Vers la fin des années 80, l’extra-hospitalier prend une importance prépondérante. Fermetures de lits hospitaliers vont de pair avec des créations tous azimuts de structures alternatives, notamment des appartements communautaires.

Les secteurs se dotent de tout un arsenal de structures alternatives :

Parallèlement à ces mises en place apparaissent les notions de collectif soignant et de pluridisciplinarité, dans un contexte de diversification et de continuité des soins. Même si le psychiatre demeure l’autorité dans la prise en charge, et l’infirmier le pilier assurant la continuité et le respect du cadre thérapeutique, l’avènement des neuroleptiques, l’avancée importante de la psychanalyse, et le développement de la psychothérapie institutionnelle sont autant de facteurs participant de l’élargissement progressif du champ des intervenants dans les équipes de secteur.

Les équipes pluridisciplinaires intègrent ainsi au sein du collectif soignant :

Comment organiser la circulation du patient parmi autant d’intervenants spécifiques ? Comment harmoniser les prises en charge tout en respectant la singularité et les compétences de chacun ? Bref, existe-t-il un modèle d’équipe pluridisciplinaire ?

A partir de deux expériences vécues, on peut tenter de chercher, non pas des réponses, mais tout simplement quelques pistes de réflexion.

Un modèle d’équipe pluridisciplinaire en appartement communautaire

C’est le titre d’une communication, que l’équipe dont je faisais partie à l’époque, a présentée en 1994 à l’occasion de la 6ème journée d’études et de formation organisée par le Groupe d’Etudes et de Recherches sur les Appartements Relais Thérapeutiques (G.E.R.A.R.T.) au CHS d’Antony.

Les appartements thérapeutiques d’Orly se sont ouverts en 1983 et 1984. Mais le projet de leur création datait de 1981, c'est-à-dire dans les débuts de la mise en place des secteurs psychiatriques. Ces appartements devaient faire partie d’un vaste dispositif sectoriel.

Pour accompagner les résidents vers l’inscription dans le tissu social, hors des murs de l’hôpital, il fallait pouvoir porter un autre regard sur la maladie mentale et être tourné vers le monde extérieur. C’est pourquoi ce travail n’a pas été confié à des infirmiers psychiatriques, qui dans leur grande majorité au début des années 80, ne connaissaient que le cadre hospitalier et n’étaient pas censés pouvoir s’en affranchir. Le travail auprès des résidents en appartements communautaires a été plutôt confié à un personnel socio-éducatif (initialement des moniteurs éducateurs, puis en définitive des éducateurs spécialisés), aidé d’une assistante sociale, et sous l’autorité d’un psychiatre responsable de la structure.

Fonctionnant sur un modèle spécifiquement socio-éducatif pendant plusieurs années, l’équipe s’est trouvée assez isolée des autres structures du secteur plus « soignantes ». Et même à certains moments, l’équipe s’est retrouvée dans des situations de crise qu’elle a eu du mal à gérer.

Après sept années de fonctionnement, l’équipe s’est vue contrainte, pour des raisons administratives, à savoir le déplacement d’un poste d’éducateur spécialisé, d’être complétée par un infirmier. A l’origine, son arrivée au sein d’une équipe éducative fut conditionnée par l’acceptation de sa part de l’abandon de nombreuses pratiques propres à son champ de compétences. L’appartement n’étant pas un lieu de soins (originellement), c’est essentiellement un travail d’ordre relationnel d’une part et éducatif d’autre part qui lui étaient demandés. Cette notion de travail éducatif, la moins appréhendée dans la formation infirmière, était une nouveauté (pas de contrôle de la prise des traitements, pas d’entretiens infirmiers en situation de crise, pas d’animation thérapeutique). En pratique, aucun soin, au sens médical du terme, ne devait être réalisé dans ce lieu qu’est l’appartement. D’autres lieux et d’autres intervenants du secteur en assuraient le suivi.

Toutefois, des évènements allaient amener l’équipe à reconsidérer, non pas sa composition, mais la diversité des besoins des résidents. Au travers de nouvelles prises en charge, il s’avérait de plus en plus difficile, voire impossible de dissocier les aspects socio-éducatifs et thérapeutiques dans la prise en charge des résidents. A plusieurs reprises, l’équipe a eu à faire face à des situations critiques aux appartements communautaires, auxquelles le personnel éducatif n’était pas préparé, ayant peu ou pas de notions sur la symptomatologie en psychiatrie.

A l’occasion du changement du psychiatre responsable, succédant au médecin fondateur, une crise profonde allait s’installer dans l’équipe. Le nouveau médecin, arrivant de l’hôpital, était naturellement influencée par son fonctionnement. Elle trouva, malgré la présence d’un infirmier, une équipe très imprégnée d’une pratique éducative et assez peu encline au changement. En même temps, elle était sans cesse enthousiasmée par le dynamisme et l’esprit d’initiative de chacun. Malgré la perspective de rupture totale de la structure vis-à-vis de l’hôpital, il lui semblait d’avantage percevoir les difficultés des patients, et les exigences de l’équipe éducative lui apparaissaient trop grandes.

Quand elle en fit un jour la remarque, une des éducatrices lui rétorqua : « quand les patients viennent aux appartements, c’est qu’ils sont stabilisés, donc ils peuvent se prendre en charge, s’autonomiser, faire des démarches ; sinon, les appartements ne servent à rien. »

Les difficultés se sont accrues au moment où sont arrivés dans les appartements des résidents ayant une lourde pathologie et qui ont énormément interpellé l’équipe. Une réflexion revenait inlassablement : « Nous sommes des éducateurs, nous sommes formés pour cela et nous voulons pouvoir exercer notre rôle éducatif, c'est-à-dire accompagner les résidents dans leurs démarches et les aider dans le quotidien. Nous ne sommes pas leurs thérapeutes, nous ne savons que faire de tout ce qu’ils nous livrent, c’est trop important, c’est une grosse responsabilité ».

En effet, c’était durant les visites à domicile, ou les réunions mensuelles, que les résidents parlaient de leurs difficultés les plus profondes, de leurs angoisses, de leurs sujets de préoccupation les plus personnels. Le plus surprenant, c’était qu’ils n’en parlaient pas à leurs thérapeutes.

Le travail du médecin psychiatre responsable de l’unité a été essentiel pour dépasser cette crise. Utilisant la présence de l’infirmier aux cotés de l’équipe éducative, afin d’ouvrir un espace « soignant » plus grand aux résidents, elle a œuvré pour créer un lien, une passerelle entre l’éducatif et le soin. La réunion institutionnelle lui a offert l’espace pour exercer ce rôle ; d’une part en explicitant d’avantage le fonctionnement mental des résidents et surtout de faire reconnaître la dimension de souffrance de certains. D’autre part, elle aida l’équipe à repérer sa place auprès des résidents sans se sentir envahie, submergée, en abordant de façon mêlée le quotidien, l’éducatif et toute la dimension psychopathologique.

Ainsi ont été clairement défini les deux espaces dans lesquels évoluent les différents intervenants de la prise en charge : l’appartement, lieu de la visite à domicile de l’équipe éducative, est l’espace du recueil du matériel, du symptôme, de la clinique ! La réunion institutionnelle, quant à elle, représente l’espace de la mise en commun de ce matériel, de cette clinique, et est le lieu de l’élaboration.

Cette passerelle entre espaces clinique et psychique a permis à l’équipe de dépasser cette crise. Si cette évolution s’est faite, c’est aussi parce que les patients nous y ont poussés. L’idée que l’on pouvait avoir de la folie, de ce que seraient les malades mentaux hors des murs de l’hôpital était peut-être un peu erronée ou idéaliste. La réinsertion socio-professionnelle ne suffit pas même si elle est utile et nécessaire. Le soin, quelle que soit sa forme ne peut pas être morcelé, et ce malgré les différences de formations et les spécificités de chacune des composantes d’une équipe. Ici l’éducateur comme l’infirmier ont perdu chacun de leur spécificité, mais ont gagné quelque chose de l’autre qui leur a permis de s’occuper au mieux des résidents.

La question du sens au sein de l’équipe pluridisciplinaire

Après neuf années passées au sein de l’équipe des appartements communautaires d’Orly, j’ai intégré l’équipe de l’Accueil Familial Thérapeutique de Boulogne-Billancourt, un des quatorze secteurs du CH Paul Guiraud de Villejuif.

J’ai rejoint une équipe composée d’un médecin psychiatre, d’une psychologue, d’une assistante sociale, et de moi-même, infirmier. Notre travail consistait à assurer la sélection et le suivi de sept patients placés en familles d’accueil, disséminées un peu partout dans l’Essonne. Je découvris avec satisfaction une équipe dont le fonctionnement présentait certaines analogies avec celle que je venais de quitter. Dans cette organisation, héritage de l’équipe précédente, qui avait créé et mis en place cette unité fonctionnelle, chacun des quatre membres était appelé à faire preuve d’autonomie, et à participer d’une façon assez collégiale à une prise en charge incluant des aspects divers et variés :

Chacun, avec ses spécificités, devait ainsi apporter sa pierre à l’édifice. La réunion institutionnelle hebdomadaire restait le lieu de l’échange d’informations, de l’élaboration clinique, et de la prise de décisions.

L’arrivée de nouvelles indications devait s’accompagner de l’apparition d’importantes difficultés au sein de l’équipe, et devait finalement aboutir à une nouvelle définition du rôle de chacun.

L’accueil familial thérapeutique est un mode d’hospitalisation hors des murs de l’hôpital. Indéniablement, l’économie de coût est spectaculaire (de l’ordre de un pour quatre). Ce mode de prise en charge s’adresse essentiellement à des patients stabilisés au long cours (psychotiques pour la plupart), souhaitant quitter l’hôpital, voire reprendre une activité salariée en CAT, mais pour lesquels un projet de vie autonome semble impossible ou très éloigné dans le temps. Depuis quelques années, il ne reste presque plus de cette typologie de patients au sein des établissements hospitaliers, et l’on assiste à présent à des candidatures de patients beaucoup moins stabilisés, des états limites, ou des patients pur lesquels la sortie de l’hôpital nécessite un énorme travail d’élaboration au préalable (travail qui peut prendre plus d’une année).

Ce travail de préparation nécessite du temps et de la patience, et nous amène régulièrement à nous confronter à nos collègues de l’hôpital, soit au cours de réunions de synthèse (passerelle entre dedans et dehors), soit lors de rencontres informelles (dans ce cas-là, c’est plutôt l’impatience du dedans qu’il faut contenir, mais aussi comprendre – la pénurie de lits n’est pas un phénomène isolé – là encore, on peut parler de passerelle entre dedans et dehors).

Ces nouvelles prises en charge ont ainsi amené d’avantage de situations de crise, durant lesquelles nous étions copieusement interpellés par les accueillants familiaux. Nous eûmes à affronter des situations inédites jusqu’alors (alcoolisations massives et répétées, toxicomanies, fugues à répétition, menaces, violences verbales et/ou physiques, vols,…). Ces situations ne sont pas rares au sein des unités spécialisées, et ne génèrent pas une angoisse exagérée pour les soignants, surtout pour les plus expérimentés (pour peu qu’elles n’en constituent pas l’unique quotidien. Mais pour une accueillante familiale, livrée à elle-même une majorité du temps, il en était tout autre…

Ce fut dans ces situations difficiles que nous rencontrâmes les limites du fonctionnement collégial de notre équipe : lutte de pouvoir entre psychiatre et psychologue, confusion totale entre espaces clinique et psychique à l’origine de nombreux conflits entre la psychologue et moi-même, inadéquations des réponses concrètes aux situations d’urgence,… Par exemple, était-il pertinent de faire remarquer à une accueillante familiale que telle patiente faisait des efforts importants, alors qu’elle, tout comme son mari et ses deux enfants, en étaient à leur troisième nuit blanche d’affilée à cause des débordements de la patiente ?

Notre collégialité se fissura, se morcela. L’assistante sociale de l’équipe fit à cette occasion une remarque pertinente : « Si je vais sur le terrain en visite à domicile, c’est parce que j’aime ça. Mais il ne faut pas pour autant que nous soyons obligés de travailler contre nature. » Ce morcellement fut à l’origine de la prise de décision du psychiatre de modifier d’urgence le fonctionnement de l’équipe afin de replacer chacun des intervenants dans le contexte le mieux adapté pour lui.

Dans le fonctionnement actuel de l’équipe, chacun a retrouvé sa spécificité : le suivi au quotidien, les visites à domicile, sont maintenant sous la responsabilité de l’infirmier ; l’assistante sociale ne se déplace plus au domicile que pour des questions touchant à sa fonction (vacances, maisons de repos, liaison avec les tuteurs,…). La psychologue assure la supervision des accueillants familiaux. Le médecin psychiatre assure la coordination du travail de chacun, anime la réunion institutionnelle, et intervient ponctuellement devant des situations difficiles.

Là encore, c’est la réunion institutionnelle qui favorise l’articulation entre le vécu sur le terrain, la collecte de matériel, le recueil du symptôme, en fait l’espace clinique, et sa restitution au sein du collectif soignant, ce qui nourrit le travail d’élaboration au sein de l’espace psychique. Chacun des quatre composants de l’équipe pluridisciplinaire a pu ainsi trouver sa place, que ce soit dans l’un ou l’autre des espaces. Et il serait faux de croire que l’un des espaces serait plutôt le fait des gens de terrain, des gens d’action, l’autre plutôt le fait de ceux appelés parfois à être en retrait (psychiatre ou psychologue). La pertinence de nombre d’observations faites par l’assistante sociale, qui n’est pourtant pas une soignante sur le papier a fait avancer notre travail à tous, y compris sur le plan clinique…

En conclusion…

Ces deux expériences de travail en équipe pluridisciplinaire, pour originales qu’elles soient, ne reflètent aucunement la majorité des situations vécues. Elles n’apportent finalement que peu de réponses, et soulèvent d’avantage de questions. La pertinence se situe peut-être justement dans ce questionnement, où quelqu’un, quelle que soit sa fonction, rencontrera des similitudes avec son vécu propre.

La seule certitude en définitive, c’est qu’il parait très difficile de conceptualiser un modèle d’équipe pluridisciplinaire sans un vécu au préalable. De plus, ce sont souvent les crises au sein des équipes qui favorisent par la suite la maturation et la modélisation du fonctionnement de l’équipe.

Néanmoins, il se dégage quelques idées fortes, qui sont elles-mêmes sujettes à débats :

On a pu s’apercevoir récemment dans le monde du sport qu’il ne suffisait pas d’avoir les meilleures individualités pour avoir le meilleur collectif.

Alors existe-t-il un modèle d’équipe pluridisciplinaire ? J’espère surtout que je n’ai pas répondu à la question…

 

Xavier DESMEDT
Infirmier
CH Paul Guiraud de Villejuif

Mise à jour le Vendredi, 28 Mai 2010 09:58