Psychiatrie de Secteur à l'Hôpital Général

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Les drogues : dépénalisation, légalisation ou maintien de l'interdit ?

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N. RIBAULT
N. CHAZALET
G. DUYCK
A. GASTE

I. INTRODUCTION

1°)  « Ma » toxicomanie
Mon prosélytisme
S’agit-il d’une consommation pathologique ? Est-elle licite ou illicite ? Pénalisée ou dépénalisable ? Légale ou légalisable ?

2°)  En voyage en Bolivie et au Chili : usage thérapeutique d’une substance illicite…
En congrès à l’île Berder : l’usage récréatif d’une « drogue » légale….

3°)  Notre illustration du sujet par le cannabis :
largement consommé,
largement non pénalisé dans sa consommation….

II. LES QUESTIONS JURIDIQUES

Les lois régissant actuellement l’usage et le trafic de stupéfiants font partie du Nouveau Code Pénal au chapitre réprimant « les atteintes à l’intégrité physique ou psychique des personnes » (articles 222-34 à 222-43). Il s’agit d’infractions de nature correctionnelle sauf pour les formes les plus graves de trafic qui sont de nature criminelle.

Il est intéressant ici de remarquer que c’est le même texte (art. 222-37) qui sanctionne le transport, la détention, l’offre, la cession, l’acquisition et l’emploi de stupéfiant (10 ans d’emprisonnement et 50 000 000 F d’amende).

Dans les faits, et même s’il existe des disparités suivant les juridictions, la détention pour l’usage à titre personnel de stupéfiants (notamment de cannabis) est de plus en plus rarement poursuivie (et donc condamnée). Néanmoins le rappel à la loi peut continuer à s’exercer, en particulier par la mise en garde à vue (pouvant aller jusqu’à 48 h ). Si l’interdiction existe, elle n’entraîne donc pas forcément la punition.

On pourrait alors penser que même s’il n’y a pas de dépénalisation de jure de la consommation de cannabis, il existe déjà une dépénalisation de facto. Mais qu’est-ce que cela signifie en termes juridiques ?

La dépénalisation est une notion juridique subtile qui enlève à un fait sa coloration pénale (ce n’est plus une infraction) sans toutefois le rendre légal (il reste susceptible d’entraîner des actions ou des sanctions civiles). Dans le cas du cannabis, dépénaliser l’usage n’autoriserait donc pas le commerce. Cela pose alors plusieurs questions :

Comment peut-on à la fois permettre l’usage d’un produit et en interdire la vente et l’achat, c’est à dire rendre légale la consommation d’un produit dont le trafic est illégal ?

Du coup, la dépénalisation de l’usage du cannabis n’entraînerait-elle donc pas forcément une légalisation de ce produit ?

Si l’usage de cannabis est autorisé, comment faire de la prévention, notamment auprès des jeunes, sachant que, malgré l’interdiction, cette prévention est déjà compliquée ? L’exemple actuel des difficultés à faire la prévention des drogues légales (alcool, tabac, médicaments) doit orienter notre réflexion…

Les partisans de la levée de l’interdiction du cannabis argumentent leur position par la liberté de chacun de faire usage de son corps comme il l’entend. Ils soutiennent leur position par l’idée que l’effet du cannabis est comparable à celui de l’alcool lorsqu’il est consommé en quantité modérée (griserie sans perte majeure de la maîtrise sur le comportement et sur l’environnement.) La thèse des abolitionnistes, largement décrite dans la rapport de C. TRAUTMAN au Premier Ministre en octobre 1989 relatif à la lutte contre la toxicomanie et le trafic des stupéfiants, pose les questions suivantes :

Quelles sont les limites entre drogues douces et drogues dures, usage « récréatif » et toxicomanie et par conséquences, où met-on les limites entre licite et illicite ?

Dans le cas d’une levée de l’interdiction et sachant que la consommation de cannabis n’est pas dépourvue de danger, quelle serait la part de responsabilité de l’Etat dans les comportements auto-dommageables des usagers ?

La consommation de cannabis est-elle un problème juridique ou un problème de santé publique ?

Du côté judiciaire, le débat reste ouvert (et d’actualité !). D’un point de vue médical, et plus particulièrement psychiatrique, outre les difficultés à soigner les patients psychotiques consommant du cannabis, nous sommes confrontés à la mise en œuvre par la justice des articles L.628-1 et suivants du Code de Santé Publique. Cet article stipule que les personnes inculpées suite à l’usage de stupéfiants, lorsqu’il aura été établi qu’elles relèvent d’un traitement médical, pourront y être astreintes : c’est l’injonction thérapeutique. Alors, même si cela est simpliste et réducteur, la question qui est sous jacente à ce débat reste :

Le consommateur de toxique est-il un délinquant qui doit être puni ou bien est-il un malade qui doit être soigné ?

III. ASPECTS PHARMACOLOGIQUES

La résine de cannabis contient plus de 400 composants, appelés cannabinoïdes. Les cannabinoïdes sont des phénols à 21 atomes de carbone, synthétisés selon une séquence très précise dans la plante, en fonction de paramètres écologiques et génétiques. Cette synthèse est maximale en début de floraison.

Les effets pharmacologiques immédiats et différés du cannabis sont principalement dus au D9-tétrahydrocannabinol (D9-THC), le plus abondant des cannabinoïdes contenus dans la plante Cannabis sativa indica.

La teneur en D9-THC varie beaucoup en fonction de la provenance géographique du produit, la concentration maximale est trouvée dans les sommités fleuries. Feuilles, tiges et branches en contiennent moins. La concentration en D9-THC varie de 0,7 à plus de 20 %.

Caractéristiques : Il s’agit d’une substance liquide, instable, huileuse, insoluble dans l’eau, soluble dans l’alcool. Il s’inactive à la lumière, à l’oxygène, à la chaleur et à l’humidité, et se transforme alors en cannabinol. Il faut surtout en retenir le caractère liposoluble, important dans son métabolisme.

Structure chimique : C’est une molécule dérivée du benzopyrane, non azotée, porteuse d’une fonction phénol. Sa structure chimique peut être rapprochée de celle de certains hallucinogènes notamment l’acide lysergique (LSD) ou la psilocybine.

Métabolisme : L’absorption peut se faire par ingestion ou inhalation. L’activité dépend fortement de la voie d’administration, elle est nettement plus importante en cas d’inhalation (3 à 4 fois plus). En effet, la bio disponibilité du D9-THC par inhalation est de 20% contre 6% par ingestion. La dose inhalée efficace serait de 25 à 50 mg/kg tandis que la dose orale efficace serait de 50 à 200 mg/kg. Un joint contient en moyenne 2 à 25 mg de D9-THC pour une résorption effective entre 0,4 et 5 mg.

Le passage du D9-THC dans la circulation sanguine est rapide du fait du caractère fortement lipophile, il est véhiculé par les lipoprotéines plasmatiques avec un taux de fixation de 99%. Puis il passe dans le cerveau, essentiellement constitué de phospholipides, et dans différents tissus, notamment le tissu adipeux où il est stocké. Il est ensuite lentement relargué, avant d’être éliminé. Les effets psychotropes apparaissent dans les 15 à 20 minutes chez un sujet naïf, un peu plus tard chez le consommateur régulier.

Le D9-THC et ses métabolites peuvent être dosés dans le sang et les urines. La concentration plasmatique diminue rapidement avec apparition de nombreux métabolites puisque le métabolisme hépatique du D9-THC donne lieu à la formation de plus de 80% de métabolites majoritairement inactifs, le principal métabolite actif étant le 11-hydroxy-9-tétrahydrocannabinol (11OH9THC). Celui-ci sera oxydé en acide carboxylique 11-nor-D9THC (THC-COOH), inactif, très abondant dans le plasma et dans les urines. Pour les urines, de nombreux tests de dépistage sont commercialisés et sont assez fiables. Ils mettent en évidence la consommation de cannabis sans préjuger du temps écoulé entre la dernière consommation et le recueil d’urines. La salive pourrait constituer un bon milieu de dépistage, facilement accessible, témoignant d’une consommation récente puisque détectable dans les 2 à 10 heures qui suivent. Cette présence de produit dans la salive s’explique surtout par un phénomène de séquestration buccodentaire lors de l’inhalation. Mais il n’existe pas pour le moment de dispositif commercial pour ce type de dosage. Les cheveux reflètent des expositions répétées et permettent d’établir un niveau de consommation. Ce type d’analyse est utilisé en médecine légale, en médecine du travail et dans la lutte contre le trafic et le dopage.

Le D9-THC agit par l’intermédiaire du système cannabinoïde endogène. En effet, il existe un système cannabinoïde endogène composé de substances neurochimiques ou ligands endogènes ou endocannabinoïdes, et de récepteurs spécifiques.
Ces endocannabinoïdes sont principalement l’anandamide et le 2-arachidonoyl-glycérol (2-AG). Ils viennent, comme les cannabinoïdes exogènes, se lier aux récepteurs spécifiques CB1 et CB2.
Les récepteurs CB1 sont présents de manière hétérogène dans le système nerveux central : le système limbique, y compris dans le noyau accumbens et dans le cervelet, l’hippocampe et le cortex. On rappelle que le système limbique, le noyau accumbens et le cervelet sont les zones où est assurée la fonction d’intégration des stimuli sensoriels essentiels, que c’est au niveau de l’hippocampe qu’est assurée la fonction de transfert et de stockage de la mémoire et que le cortex est le siège de l’activité volontaire. La forte expression des CB1 dans ces zones est bien corrélée avec les effets des cannabinoïdes sur la perception sensorielle, la mémoire et le contrôle des mouvements.
Les récepteurs CB2 sont de localisation plus périphérique, et en particulier, ils sont retrouvés au niveau du système immunitaire : ganglions lymphatiques, rate, thymus, lymphocytes, cellules hématopoïétiques. Ils interviendraient plus au niveau de l’action immunosuppressive des cannabinoïdes.
Les effets biologiques des cannabinoïdes s’effectuent grâce à un couplage des récepteurs à la protéine G de type Gi ou Go (Gi/o). L’activation des récepteurs cannabinoïdes agit essentiellement sur trois grandes voies de signalisation intracellulaire : inhibition de l’adénylate-cyclase, activation de la voie des protéines kinases et action sur la perméabilité des différents canaux ioniques. Ils interviennent ainsi dans les systèmes des neurotransmetteurs.
En particulier, le D9-THC intervient entant qu’agoniste dopaminergique au niveau du bulbe médian cérébelleux. Il inhibe la recapture de la dopamine, augmente sa libération au niveau de la fente synaptique et intervient probablement au niveau de sa synthèse. Il agit de la même façon pour ce qui concerne la noradrénaline, alors qu’il diminue le niveau d’acétyl choline. Il crée donc une hyperactivité dopaminergique alors qu’il diminue l’activité cholinergique.

Ces mêmes modifications sont décrites dans le modèle neurobiologique de la schizophrénie.

Les recherches actuelles en neurobiologie privilégient le concept de vulnérabilité, complémentaire de l’approche psychopathologique et permettant de formuler des hypothèses également sur la différence de susceptibilité des individus aux différentes drogues. Le fonctionnement cérébral de base entre dans le cadre d’une homéostasie. Lorsque le cerveau est soumis à une agression extérieure telle que l’arrivée d’une substance psychoactive, cette homéostasie est perturbée. Cet équilibre homéostatique peut être maintenu grâce à l’intervention d’autres facteurs, notamment génétiques et environnementaux. Dans le cas contraire, les modifications biochimiques au niveau des neurotransmetteurs peuvent induire des manifestations cliniques de type psychotique.

IV. LA PSYCHOSE CANNABIQUE

Dans son rapport "le Cannabis, quels effets sur le comportement et la santé", l'Inserm affirme l'existence d'une psychose induite par l'usage du cannabis. Ce trouble est reconnu dans la classification internationale des maladies mentales : DSM-IV, CIM-10.
Son apparition est concomitante de l'intoxication ou apparaît dans le mois qui suit l'arrêt de l'intoxication.
Sa fréquence semble faible par rapport au nombre de sujets consommateurs mais serait, précise l'Inserm, l'un des motifs d'hospitalisation psychiatrique les plus importants dans les pays producteurs et dans les pays où il y a une forte consommation.
Deux modes de décompensation psychotique sont décrits : l'un aigu, spontané, faisant le plus souvent suite à une consommation importante pour le sujet, le second dit chronique, où l'usage répété du cannabis donne des signes proches de ceux rencontrés dans la schizophrénie.

Il semble que le déclenchement des troubles soit principalement lié à la dose consommée : un essai réalisé en France par P. Deniker a démontré chez six volontaires sains que la dose de 10mg de tétrahydrocannabinol a déclenché des troubles (résolutifs) de nature psychotique. Cependant, différents auteurs insistent sur l'importance d'autres critères :

  • la bio disponibilité variable selon les individus,
  • des différences de composition du produit consommé,
  • la nécessaire prise en compte de la personnalité de l'usager, une fragilité, un milieu socioculturel difficile… sont également des facteurs favorables.

Les patients présentant certains troubles mentaux sont plus fréquemment consommateurs abusifs de cannabis.

1) La psychose cannabique aiguë

Elle est rencontrée le plus souvent, à l'occasion d'une forte prise de cannabis. L'intensité des troubles et la durée des phénomènes permettent de la distinguer de l'ivresse cannabique.
Le début est brutal, sans signes annonciateurs, on évoque un tableau clinique proche de celui d'une bouffée délirante aiguë. Elle est remarquable par l'importance de l'agitation anxieuse et de l'agressivité.

Le sujet présente :

  • un état délirant avec la présence de phénomènes psychosensoriels, illusions, hallucinations (visuelles, auditives, cénesthésiques….), un syndrome d'automatisme mental ou de dépersonnalisation, des idées d'influence et des éléments sub-confusionnels.
  • Un vécu à connotation mystique ou persécutif se mêle ou s'alterne avec des troubles de l'humeur de type maniaque : expansivité, euphorie (crises de rire) et ludisme.
    La conviction est inébranlable, l'adhésion est absolue.

A contrario, la scène clinique peut être dominée par des symptômes négatifs, à type de repli sur soi, voir de catatonie ou de catalepsie. Parfois on constate des états d'angoisse importants associés à des éléments suicidaires.

Ces épisodes sont susceptibles de se prolonger plusieurs semaines. Cependant l’amélioration est obtenue rapidement par un traitement neuroleptique. L’évolution est favorable : la restitution de l'état psychique antérieur est la règle, avec toutefois une amnésie des troubles présentés.

2) La psychose cannabique chronique :


C'est un phénomène exceptionnel dans nos pays. Elle est principalement présente dans des zones de forte consommation et/ou de production (Indes, Maroc, Egypte…).
En 1893 la commission britannique du chanvre en Inde parle de "la folie cannabique".

Actuellement on l'observe en France chez des sujets n'ayant pas présenté de troubles notables de la personnalité préalablement à l'intoxication, et qui ont régulièrement utilisé le cannabis depuis plusieurs années en s'abstenant habituellement d'autres drogues.
La psychose cannabique chronique "survient chez des individus sensibilisés ou qui ont consommé de longues dates, de fortes quantités de plante, selon un schéma qui ne saurait généralement être comparé à celui du jeune utilisateur actuel",précise Denis Richard.

Il est à noter que le tableau clinique est proche de celui de la schizophrénie
Avec la présence d'un trouble délirant dissociatif : un syndrome d'influence, thèmes persécutoires à mécanisme interprétatif, transformations corporelles, idées mégalomaniaques et hallucinations acoustico-verbales.

Il différerait de la schizophrénie par une plus grande bizarrerie de comportement, une plus grande violence dans le passage à l'acte, une panique plus importante concernant les affects, moins de troubles du cours de la pensée, et une conscience plus marquée du caractère de leur état.

  • L'existence d'une psychose cannabique chronique est remise en cause par différents auteurs : Certains posent le problème de la chronologie, très difficile à déterminer, entre les expositions initiales au cannabis et l’apparition des troubles schizophréniques.
  • M.J. Cottereau et H. Loo notent que "la toxicité psychique du cannabis n'est pas constante et il ne semble pas exister de parallélisme entre l'importance quantitative de l'intoxication, la survenue et la durée de la psychose".
  • On retrouve également l'hypothèse où le toxique viendrait en quelque sorte jouer un rôle de catalyseur dans une évolution psychologique qui aurait probablement eu lieu.
  • Enfin la consommation de cannabis est fréquemment rencontrée chez les personnes souffrant de troubles mentaux comme une automédication à visée anxiolytique.

Aujourd'hui la question de la légalisation ou de la dépénalisation du cannabis doit prendre en compte les données récentes mettant en évidence, notamment chez les adolescents, et en dehors du cadre légal, une consommation plus précoce et une population d'usagers en augmentation constante. L'Inserm indique que "l'expérimentation du cannabis concerne essentiellement les populations les plus jeunes, surtout à partir de 15 ans. 60% des garçons de 18 à 19 ans ont expérimenté le cannabis, 12% chez 1es 15 à 16 ans".

Le cannabis actuellement plus accessible financièrement, difficilement contrôlable par l'entourage familial, véritable rite initiatique, s'installe chez une population à la recherche de repères. "L'action destructurante de l'intoxication cannabique est susceptible, surtout au stade critique de l'adolescence, avec ces nombreux remaniements psychologiques, de révéler des possibilités dissociatives latentes et d'en favoriser une évolution chronique", précise le Dr F Perdereau.

Peut-on encore parler de drogues douces ?

V. LES FACTEURS ENVIRONNEMENTAUX

Il existe deux axes de réponse à la question de l’étiologie de la toxicomanie :

  • les causes internes, biologiques ou « prédisposition »
  • les causes externes ou « facteurs environnementaux »

En effet, même si tout produit psychotrope a un pouvoir toxicomanogène intrinsèque, la seule rencontre d’une personne avec ce produit ne suffit pas à en faire un toxicomane. Pourquoi, en effet, y a t il pour un même produit des toxicomanies majeures (dont le degré de dépendance entraîne une marginalisation et une mise en danger de la personne) et des toxicomanies mineures (consommation « récréative » de toxique) ? De plus, confrontées à la drogues, certaines personnes sont en incapacité d’y résister et sombrent dans la toxicomanie alors que d’autres peuvent s’en protéger. Enfin, une même personne pourra contrôler sa consommation de toxique à un moment et en être dépendante ensuite.
Ce qui fait la différence est la fragilité psychique de la personne, fragilité préexistante à la rencontre avec le produit et qui transforme instantanément ou progressivement l’intoxication en toxicomanie, et qui est donc facteur de risque et facteur aggravant de la toxicomanie. La genèse de cette fragilité peut s’expliquer par des facteurs environnementaux qui agissent de l’extérieur sur le sujet. Ceux-ci sont majoritairement de trois types : l’environnement familial, la pression des pairs et la banalisation de l’usage de certains toxiques par la société.

L’environnement familial

Toutes les toxicomanies ne sont pas des produits familiaux et il n’existe pas un modèle unique de système familial pathologique pouvant expliquer la toxicomanie. Néanmoins, on note des points communs à de nombreuses familles de toxicomanes :

  • la désunion précoce du couple parental alors que le futur toxicomane était enfant ou adolescent,
  • une défaillance parentale par l’absence du père (réelle ou symbolique) et/ou par la pathologie dépressive de la mère.
  • une relation symbiotique mère/enfant prolongée dans le temps,
  • une plus grande fréquence, sur plusieurs générations, des conduites d’intoxication (notamment avec de l’alcool et/ou des psychotropes),
  • une expression archaïque et directe des conflits intra-familiaux,
  • une prépondérance des thèmes de mort et des décès prématurés et imprévus,
  • des évènements traumatiques dans l’année précédant la prise de toxique (conflits, séparation, chômage, hospitalisations…),

Les toxicomanes sont le plus souvent jeunes (entre 15 et 25ans). Ils viennent de tous les milieux sociaux mais se trouvent en rupture de famille, avec comme on l’a vu des carences affectives et/ou éducatives fréquentes. Lorsque la toxicomanie est avérée, celle-ci permet au jeune de se mettre en rupture familiale tout en renforçant les liens familiaux (par la dépendance mais aussi par l’inquiétude de la famille à son sujet). Elle devient alors l’expression même des troubles relationnels intra-familiaux évoqués ci-dessus.

La pression des pairs

La concomitance d’une recherche identitaire et de sentiments de mal-être inhérents à la crise d’adolescence accentue la fragilité face aux toxiques. La consommation de cannabis (ou d’autres substances telles qu’alcool ou ecstasy) permet au jeune à la fois :

  • d’obtenir un effet calmant et sédatif dans une période où les stimulations et expériences sensorielles ou fantasmatiques sont inquiétantes,
  • de se sentir désinhibé face à ses pairs grâce à une stimulation de l’imagination et une facilitation de la communication,
  • de mettre à distance ses proches (en particulier ses parents) en s’enfermant dans ses pensées, dans son monde,
  • d’expérimenter la transgression dans une société où la transgression sur le plan sexuel n’existe plus.

Des groupes de jeunes se forment autour de cette transgression. Ces groupes, sorte de communautés avec une culture commune (autour du haschisch mais aussi de la musique, du style vestimentaire, éventuellement d’une certaine idéologie…) permettent à l’adolescent en recherche identitaire de trouver un sentiment d’appartenance à un groupe identificatoire. Fumer du haschisch est ici à la fois le vecteur favorisant du lien social, une sorte de rite d’initiation et un signe de reconnaissance.

La banalisation du cannabis

J’évoquerai ici une situation rencontrée au CMP de Vénissieux / St Fons cette année et qui me semble être très représentative.
Le 14 février dernier, une association lyonnaise d’aide et de soutien pour des malades psychiatriques stabilisés a organisé une journée de « promotion du chanvre » à laquelle nous avons été conviés. Très vite, le débat s’est engagé entre nous : était-ce une manifestation à visée préventive contre la toxicomanie ou était-ce une plaisanterie de mauvais goût ?
Et bien ni l’un, ni l’autre ! Il s’agissait bel et bien de promouvoir le chanvre auprès de patients (souvent consommateurs de haschisch) sans qu’à aucun moment n’ait été pensée une quelconque prévention vis à vis de la consommation de la résine de cannabis. Tout le travail de réflexion, d’information, de dialogue, bref, de prévention, a été occulté au bénéfice d’une simple déclaration de cette manifestation aux services de police, déclaration censée faire obstacle aux dérives possibles…

Bien sûr, nous ne nous sommes pas associés à cette journée. En tant que professionnels de la santé, nous ne pouvons pas cautionner une telle publicité pour une plante dont un certain usage comporte des dangers. Banaliser un tel produit sans en dénoncer les méfaits, sans même y avoir réfléchi, se rapporte à mon sens à une incitation à la consommation.

Beaucoup d’autres exemples pourraient montrer la banalisation du cannabis dans notre société actuelle et cela pose le problème suivant :
Les professionnels de santé, notamment en psychiatrie, ne peuvent pas être favorables à une dépénalisation ou à une légalisation du cannabis, produit toxique non dépourvu de danger. Nous devons, au contraire, penser la prévention. Mais quelle prévention ? On voit bien le manque d’efficacité des préventions de type « information sur les produits ». Il me semble qu’au delà des produits, il faut agir sur la fragilité psychique, le mal-être qui favorise l’entrée en toxicomanie. Comment et avec quels moyens peut-on mettre en œuvre une telle prévention ?

N. RIBAULT
Praticien Hospitalier Contractuel
secteur 69G16, CH St Jean de Dieu, 290, route de Vienne, 69008 Lyon.
N. CHAZALET
Infirmière de Secteur Psychiatrique
Centre Médico-Psychologique pour Adultes, 19, rue Victor Hugo, 69200 Vénissieux.
G. DUYCK
Infirmier Diplômé d’Etat
unité l’Orangerie, CH St Jean de Dieu, 290, route de Vienne, 69008 Lyon.
A. GASTE
Psychiatre des Hôpitaux
Centre Médico-Psychologique pour Adultes, 19, rue Victor Hugo, 69200 Vénissieux.

 

 

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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43) SPADONE (C), « Neurophysiologie du cannabis », L’Encéphale, 1991, XVII : 17-22.
44) TRAUTMAN (C.), Extrait du Rapport au Premier Ministre d’octobre 1989 relatif à la lutte contre la toxicomanie et le trafic des stupéfiants – Annexe 10 : « Doit-on dépénaliser ? ».
45) VALLEUR (M.) : « Au delà des produits : les conduites addictives », actualité et dossier en santé publique, n° 22, mars 1998, p.XL-XLIII.
46) Le Figaro, 11 septembre 2001, « Drogues : Kouchner veut dépénaliser ».
47) Le Monde, 23 novembre 2001, « Une étude de l’Inserm relativise les dangers de la consommation du cannabis ».
48) Le Monde, 18 janvier 2002, « Drogues et politique ».

Mise à jour le Vendredi, 28 Mai 2010 09:36  

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