Psychiatrie de Secteur à l'Hôpital Général

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Place du jeu dans la prise en charge thérapeutique, l'enfant dans l'adulte (1/2)

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(Cycle de formation 2014, du 2 au  7 juin 2014 - VERS 46090)

Thème préparé par: Dr JULLIAND Eric

Notes de l'atelier rédigées par :


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UN PASSE QUI NE PASSE PAS



Serait-il devenu scandaleux de dire aujourd'hui que l’enfance ne passe pas ? Pourquoi cet entêtement moderne en psychiatrie à nier l’enfant dans l’adulte? Soigner désormais, c’est rééduquer, nous dit-on. Ré car l’éducation, c’est pour les enfants, et ça c‘est un des trois métiers impossibles selon Freud (éduquer, gouverner, analyser) : Education à la santé, tutelle pour l’argent, médicaments contre les pulsions. A vie, pour la vie. Au fond, les rééducateurs ont une vision déficitaire et défectologique des malades. D’où l’inflation diagnostique et la constitution d’unités spécialisées en fonction du symptôme : chacun à sa place !

Le déclin de la psychanalyse en psychiatrie et l’essor des thérapies cognitives et médicamenteuses, de la remédiation cognitive qui vise à la réadaptation sociale des patients témoignent d'un nouveau point de vue qui fait aussi la part belle à la raison raisonnante. Les thérapeutes choisissent la voix (voie) de la conscience au lieu des chemins tortueux de l’inconscient. Ce tournant est patent en ce qui concerne les autistes. Il faudrait donc que les fous deviennent raisonnables, malgré leur handicap. Car les fous sont considérés comme des handicapés dans cette vision médico-sociale de la folie. Renoncement à comprendre, défaite de la pensée. On traite la conséquence faute de savoir traiter la cause, si obscure que l’on décide que c’est une boite noire (cf. Skinner). On répare désormais des circuits d’apprentissage défectueux. Sans le dire, c’est néanmoins situer la cause dans le passé, dans le développement du cerveau, ou du psychisme, cela revient au même. Il me semble que cette nouvelle manière de penser l’Homme le situe dans une temporalité strictement linéaire. L’enfant irait progressivement vers l’âge adulte, en parcourant un cursus. C’est le schéma de l’arbre décisionnel en vigueur en informatique et dans les jeux vidéos premier âge. Il faut choisir A ou B. A et B est impossible pour l’ordinateur ou le cerveau machine. Le conflit doit être tranché et résolu. Les manifestations de l’Inconscient ne suivent pas ce schéma. Les phénomènes de l’Inconscient ignorent le temps et la contradiction. Dans ses rêves, le sujet repasse ses examens, se confronte régulièrement à « la première fois », aime et déteste la même personne. Il retombe chaque nuit en enfance, parfois en détresse. Phénomène ordinaire, que ce fonctionnement hallucinatoire et désubjectivant.

Alors, depuis le premier cri du nouveau-né, depuis les pleurs qui déchirent le visage du nourrisson jusqu'à l’ultime question « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » ou bien le dernier appel à sa mère lancé par un vieillard à l’agonie, la constance de cette dépendance n'est-elle pas un argument suffisant pour qu’il ne me soit pas nécessaire de prouver la permanence de l’enfance tout au long de l’existence humaine ? Il y a des restes, des survivances, mais lesquels, et comment se manifestent ces phénomènes de retour venus des premiers âges ? C’est ce que je propose ici de décrire à partir des développements théoriques apportés par Piera Aulagnier à la métapsychologie freudienne, illustrés par des exemples issus de ma pratique. Il ne sera pas ici question des classiques stades du développement de l’enfant jusqu’à l’âge adulte : narcissisme primaire, oral, anal, phallique, œdipien, latence, puberté, adolescence. Cette conception développementale est linéaire et ne me semble pas pertinente en psychopathologie. Je parlerai de trois fonctionnements psychiques : originaire, primaire, secondaire. Ce n’est pas une théorie pour rien, mais qui sert à comprendre et à soigner. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la théorie en psychanalyse ne peut se séparer de la pratique sans perdre son sens, son sel, son venin.



Pour Piera Aulagnier, l’originaire est le premier fonctionnement de la psyché, suivi du primaire et du secondaire, sans que le suivant efface le précédent. Il le supplante partiellement, mais chaque événement venu du monde externe ou interne mobilise les trois registres.

La psyché organise son fonctionnement pour répondre à la pulsion qui la mobilise. Son moyen, c’est la représentation, qui va devenir de plus en plus sophistiquée. Le manque est une source de déplaisir que l’organisme cherchera à diminuer par la motricité. Dans le fonctionnement réflexe, face à la douleur, la psyché est même court-circuitée, mais dès que la psyché s’en mêle, c'est-à-dire, dès la naissance, la pulsion y est représentée : Le travail de la psyché, c’est au fond l’interprétation des perceptions, venues du monde environnant et du corps. La trace produit un signal élémentaire (originaire), puis hallucinatoire (primaire), enfin complexe et réfléchi (secondaire).

Dans l’originaire, période extrêmement brève, il faut imaginer une psyché rudimentaire qui va devoir décider si ce qui lui arrive va être intégré car source de satisfaction ; ou rejeté car source de déplaisir. Dans cet espace, pas encore d'images, encore moins des mots, mais seulement des éprouvés. A partir des éprouvés corporels, la psyché de l'infans engendre son monde interne en créant des signes appelés par Aulagnier « pictogrammes » : les pictogrammes de jonction et les pictogrammes d’arrachement. Mais, la psyché ne sait pas encore à ce stade distinguer le dedans du dehors ; de sorte que le sein n’est pas distinct du corps propre. En cas de rejet, la zone de contact peut être amputée en même temps que la sensation de déplaisir. Perte de la bouche, par exemple, comme chez certains enfants autistes, ou encore l'insensibilité au froid, à la douleur.

Ce registre, équivalent au narcissisme primaire, selon le principe de plaisir, n’est pas tenable puisque la réalité dément à tout moment l’auto-engendrement du monde. La psyché se confronte aux manifestations de l’extérieur et se montre alors capable d’halluciner, capable de former des images. Au sens littéral, capable d'imaginer. C'est l'hallucination du sein faute du sein réel. L'image nait de l'absence et du manque de l'objet. Si on fait le détour par Bion, on dira que l’enfant au sein avale du lait et les éprouvés de sa mère. L’enfant enrichit ensuite son capital et son activité fantasmatique à partir de son observation des parents, et pas seulement dans leur vie sexuelle. Les pulsions de haine et d’amour, de vie et de mort pour dire autrement, vont produire les fantasmes originaires, puis de plus en plus complexes, à partir du schéma originaire. Ce registre primaire est celui de la mise en scène : fantasme, rêve, hallucination. Il va sans dire que ce fonctionnement de la représentation dans la psyché se rencontre chez l’adulte « normal », dans le rêve notamment qui est une expérience de désubjectivation. Un exemple, en passant de mon expérience hospitalière :



Le fonctionnement secondaire est celui de la mise en sens, quand le Je s’est mis en place et va développer des idées : réflexion sur soi, sur la relation à l’autre, sur les rapports entre passé et présent. C’est le passage de l’image de chose à l’image de mot, ce qui s’apprend au contact de l’environnement, qui nomme les choses, les affects, avec un indice libidinal. Cohérence entre gestes et paroles, par exemple  énoncés justes sur la filiation, sur les différences structurantes : différence des sexes, différence des générations, théories sexuelles infantiles. Les parents sont porte-parole et apportent le sens, la causalité qui ouvre au monde. Quand cet "apprentissage" s'est opéré sans trop d'accident, les registres de fonctionnement originaires et primaires ne font que des apparitions : un geste venu d'on ne sait où, une trace sensorielle qui renaît à l'écoute d'une musique, devant un paysage, dans une association d'idée pendant une séance d'analyse. Deux exemples pour conclure :

Le transfert dans une cure analytique se déroule dans les espaces du jeu et du rêve. C’est pour de faux, comme disent les enfants. Mais rien de plus sérieux qu’un enfant qui joue. Il est pris dans son jeu de représentation (comme l'adulte dans le rêve, et comme dans une séance). Le jeu n’est pas une répétition, c’est une création. Dans ce récit, il vaut mieux faire la part de la reconstruction, pour ne pas confondre la mémoire et le souvenir. Jeu et réalité, écrivit Winnicott, expert en jeu, quand bien même, il n'est rien d’aussi vrai que l’amour de transfert. Le transfert ne se cantonne pas au divan-fauteuil. Son interprétation est cependant plus délicate en dehors de cet espace, parfois dangereuse. Elle ne doit pas envahir toute la réalité. Le psychiatre ne devrait pas se prendre pour un gourou, en prétendant détenir la vérité. Le maître aliènerait son patient aussi surement que le parent omnipotent aurait aliéné son enfant, en ne lui montrant pas ses limites. Et, pris dans les enjeux du transfert, le patient ne demande pas mieux que de retrouver la fusion avec l'image rassurante de la mère omnipotente.

Le soin psychique est l’apprentissage et la découverte indéfinie de ces manifestations troublantes : représentations violentes, incestueuses ne manquent pas quand cède le refoulement. Ce savoir, ou plutôt cette connaissance permet de vivre autrement : Advenue laborieuse et lacunaire, mais possible du Je, instance réflexive qui renvoie à la notion de sujet, dans l’espace secondaire. Je pense à Dédé qui me dit un jour qu’il avait appris à penser avec nous, à l’hôpital. Penser le conflit psychique au lieu d’agir. Pour autant, il se décourageait parfois, souvent même. « Penser fatigue », lui ai-je dit, paraphrasant Cesare Pavèse et son poème « Travailler fatigue ». Quelques jours plus tard, il me présentait un arrêt de travail en bonne et due forme rédigé par son généraliste. Pas de soins pendant deux semaines. Astucieux, non ? On peut surtout penser que la manifestation du transfert négatif devait trouver une voie socialement correcte chez ce patient qui se sentait en dette à notre égard. Laissons-le aller à son rythme. Pas de dressage, mais le nouage d’un dialogue avec les manifestations de l’Inconscient, infantile depuis toujours et pour toujours. C'est possible, c'est passionnant, et les patients nous en apprennent beaucoup sur nous.

Le service où j’ai longtemps travaillé a porté le nom de Charnay, un infirmier qui introduisit et développa l’ergothérapie dans les années 45-52. Charnay est aujourd’hui le nom de la petite unité de thérapie par le jeu, en marge du service. Du travail au jeu, est-ce une régression ou un progrès, nous ne trancherons pas cette question, disons que c’est un autre point de vue sur les malades et ce que l’on pense devoir ou pouvoir faire avec eux et pour eux. Si j’ai créé cette unité, m’y suis investi, m’y suis amusé, si j’ai proposé de rédiger un texte sur ce thème, c’est parce que j’ai depuis longtemps pris le parti du jeu avec les patients. En jouant sur les mots, pour que les choses bougent, il faut un minimum de jeu. Si l’on passait par l’anglais, c’est le play qui compte plus que le game : parce que c’est la source de la créativité, celle des enfants, celle des artistes, dont on dit qu’ils sont restés enfants. Allez visiter le musée de l’insolite, tout près d’ici, si vous n’êtes pas convaincus !

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EXEMPLES CULTURELS



Le fonctionnement de l'esprit ne se manifeste pas clairement. Il demande à être décrypter, dans la mesure où nous n'avons jamais accès à la réalité, mais à sa représentation. La place de l'interprétation est fondamentale et permet de disqualifier la prétention à détenir la Vérité. Nous aborderons donc des phénomènes, littéralement "ce qui apparaît".

Limites du corps, limites de l'esprit se construisent de pair. Henri Michaud a fait l'expérience d'écrire sous hallucinogènes à hautes doses. Expérience réalisée à Ste Anne, sous contrôle de psychiatres. Quand les mots disparaissaient, s'évanouissaient, ne venaient plus que des images "pictographiques" : des ondes, des traits, des points, des vides. Les chorégraphies de Pina Bausch qui montrent des corps qui se frôlent, se collent ou se repoussent, certaines toiles de Fontana, et de Tapies m'évoquent ce registre pictographique.



Le registre primaire est illustré tout près d'ici, à Lascaux. La scène du chasseur couché, entre un bison blessé et un rhinocéros qui s'en va est une mise en scène. Première image faite par un homme, faite pour ne pas être vue, mais décrite et racontée par un chaman. C'est une scène de rêve, et il semble bien que l'image et le langage soit concomitant. L'un ne précède pas l'autre, ne crée pas l'autre. Ce qui précède, c'est l'originaire…

La rencontre hier de l'inventeur du musée de l'insolite fut enrichissante. Homme cultivé, aimable, qui cherche le contact, mais d'une saleté repoussante… qui vit dans un capharnaüm, son musée qu'il construite depuis 25 ans. C'est de l'art brut : citations, accumulations, jeux de mots surréalistes, enfantillages. Mais aussi, il crée des animaux monstrueux en ferraille, dont il s'étonna que les enfants les apprécient. Images perçues rencontrent les images mentales. (Didi-Huberman et les images). Cet homme est sensible au contact, à la matière des objets qu'il fabrique. Il m'a conseillé de recouvrir de cire le petit chat que je lui ai acheté. Il m'a aussi précisé qu'il l'avait forgé et soudé à partir de fers de vache.

Le spectacle du roi Lear, donné cette année associe mise en scène et mise en sens. C. Schiaretti révèle un sens caché, à savoir la folie incestueuse du roi qui demande à ses filles "combien tu m'aimes ?"

Enfin, Rien. C'est le titre du roman d'un ami (Editions Verdier). Entre la question "A quoi tu penses ? d'une femme à son amant, juste après l'amour, et la réponse "Rien !", se déploie le texte d'Emmanuel Venet. Il y sera question de l'érosion ("lente usure du processus amoureux") dans le couple, du destin tragique d'un musicien parce qu'il est passé à côté de sa carrière artistique et finira par se suicider accidentellement, écrasé par son piano, après qu'une maladie aura ruiné son couple et sa petite entreprise. On ne peut s'empêcher de lire les inquiétudes d'un écrivain qui ne vit pas que de sa plume et craint de gâcher son talent en exerçant le métier de psychiatre. Récit complexe et riche, aux multiples entrées, au style recherché, dans le vocabulaire et dans la construction des phrases et du paragraphe (un seul paragraphe), ou rien n'est laissé au hasard ni à l'improvisation. Jeux de miroirs multiples et savamment disposés, qui font aller notre regard de lecteur d'une figure à une autre, le narrateur, le musicien méconnu étudié par le narrateur, et l'écrivain. Dans cette écriture, triomphe le registre secondaire.

 




 

 



Mise à jour le Jeudi, 05 Juin 2014 09:11  

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