- Textes
Articulations soignantes

Dr. Eric JULLIAND

" Pour être compris, il faut AR-TI-CU-LER ! " disait mon grand-père. Si je parle de mon grand-père, c'est pour mettre l'accent sur la filiation, autrement dit, les influences et les emprunts tant théoriques que pratiques à partir desquels je tente d'organiser un espace thérapeutique qui permette aux patients de guérir: Ayant étudié à Lyon, c'est donc Hochmann et Guyotat que je citerai en premier; puis j'ai rencontré Francis Jeanson, qui me fit regretter de ne pas m'être intéressé plus tôt à la philosophie. Ensuite, j'ai trempé à l'hôpital général, dans des contextes très particuliers, qui obligent à bricoler et improviser des cadres soignants de circonstances: Comment faire fonctionner un secteur psychiatrique sans disposer de lits d'hospitalisation, par exemple. Il n'y a donc aucune invention, ni système dans mon propos, mais l'occasion est très favorable pour essayer d'exposer quelques repères de fonctionnement en matière de psychiatrie de secteur, c'est à dire une pratique qui se propose de soigner le malade sans trop le séparer de sa communauté.
Parce que c'est cela qui me fait problème, j'ai choisi de parler d'articulations et en évoquerai deux figures concrètes: Entre l'intra et l'extra-hospitalier tout d'abord; entre le soin et le non-soin ensuite, avec la figure de l'ellipse, pour conclure.

 

1- EX & IN

Depuis que "le secteur" existe, c'est-à-dire depuis que le principe de la continuité des soins assurés par une seule équipe pluridisciplinaire prévaut, il y a plusieurs manières de réaliser cette articulation. Il ne s'agira pas tant d'exposer les différents dispositifs de soins que de proposer une réflexion sur les modalités de fonctionnement d'un système de référence, qui sert même de modèle à l'étranger, et qui nous paraît aujourd'hui menacé par la "ratio"; la rationalité scientiste qui envahit la médecine et le rationnement budgétaire qui touche les services publics.
Nous commencerons par citer deux modèles qui suppriment la question de l'articulation, en nous appuyant sur une comparaison chirurgicale. Sans doute en raison de mon passé dans les hôpitaux généraux qui me laissa quelques séquelles.


1.1. LA CONTINUITE PAR IDENTITE ou l'arthrodèse

L'analogie entre EX (extra-hospitalier) et IN (intra-hospitalier) se décline sous différentes formes: Les mêmes soignants dehors et dedans; les mêmes techniques dehors et dedans. Dans ce système il n'y a qu'une seule équipe, donc une seule langue, mais pas d'articulation vraie: comme en orthopédie, c'est une arthrodèse. L'avantage est évident : pas de conflit interne et grande solidité , bonne résistance aux attaques corrosives de la psychose schizophrénique à laquelle elle répond. Mais, quelques inconvénients notables: la rigidité et la projection du conflit à l'extérieur.
Ce système ne favorise pas la différenciation et les investissements affectifs des patients, qui rencontrent un groupe dont les membres sont individuellement irresponsables et interchangeables. Ce qui est une nécessité première pour des patients très morcelés devient une gêne quand s'instaure une relation d'objet; le revers de la médaille en somme.
En outre, la souffrance inhérente à l'activité soignante provient de la méchante administration qui n'aime pas les soignants ou de la société qui ne comprend pas les fous, et pas de la difficulté du travail clinique. Enfin se développe une pensée toujours plus forte censée contenir toute la problématique psychosociale du Sujet et les tensions dans l'équipe: l'idéologie devient un dogme.


1.2. LA COHERENCE PAR REJET ou l'amputation

Le rejet de l'EX ou de l'IN est un moyen simple et efficace. C'est le tout dedans et rien dehors de l'aliénisme classique; c'est le tout dehors et rien dedans de Bonnafé, Amado, pour citer les leaders charismatiques ...et de la pédopsychiatrie en général, même en l'absence de tout leader; c'est aussi la tentation de l'Implantation Préalable Interminable, issue de la psychiatrie à l'Hôpital Général et de l'Antipsychiatrie. Les mécanismes psychiques à l'œuvre s'apparentent au déni, au rejet; en chirurgie, on parlerait d'amputation. En psychiatrie de secteur, cela produit une psychiatrie médicale, à forte tendance biologique et qui fait l'impasse sur la dimension sociale du Sujet. Ou bien une psychiatrie psychanalytique à tendance dogmatique, ou bien une psychiatrie militante, à forte tendance antipsychiatrique et politique. Nul doute qu'un tel système, fondé sur le déni, aboutisse à des erreurs, puisqu'il nie la complexité du Sujet , être bio-psycho-social, pour lequel la psychiatrie a créé un champ de travail; mais il est sûr que les erreurs ont la vie dure dans une discipline aussi peu scientifique que la notre.


1.3. L'ASSEMBLAGE DE PARTIES HETEROGENES
ou prothèses et greffes

Tout se complique quand on sort des mécanismes primaires , entre dans l'ambivalence et opère des choix qui ne soient pas non plus la neutralisation des conflits. Neutre signifie ni l'un ni l'autre et renvoie au consensus fort à la mode dans les conférences.
La reconnaissance des différences nous évoque bien sûr différence des sexes et différence des générations, auxquelles nous reviendrons. Le système globalement bipolaire incite à une représentation en deux colonnes: Un intérieur, qui renvoie à la notion de maison (oïkos en grec), un extérieur, qui renvoie à la cité (polis en grec, encore) et un mur entre les deux (nomos en grec, toujours); ce mur entoure aussi la cité, la séparant du monde (géo, en grec enfin), dont les grecs ne parlent pas: en effet le mot paysage n'existe pas dans cette langue et l'art grec antique ne représente jamais de paysage. Un désintérêt pour le monde ?

INTRA EXTRA
Structure lourde Structure légère
la foule le petit groupe
hiérarchie forte
( "tyrannie")
peu de hiérarchie
(" illusion démocratique")
autorité responsabilité
consolation élaboration
médical psychologique
les actes et l'urgence la réserve
traiter la crise changement à long terme
rôle éducatif accompagnement social

Dans notre expérience professionnelle où existaient un EX et un IN, ils étaient ainsi structurés, ou en voie de structuration, ce qui semble plaider pour une certaine validité du point de vue. Après avoir décrit les éléments du système, on peut développer trois modèles de compréhension de l'articulation entre ces deux éléments qui paraissent non seulement différents mais encore en opposition.: modèle topologique, modèle familial, modèle politique.


1.3.1. DANS UN MODELE FAMILIAL,

et psychodynamique, l'opposition saute aux yeux à la lecture des deux colonnes, sans qu'il soit besoin de pousser très loin la métaphore. IN et EX se représentent comme un couple parental. D'un côté le maternel avec les représentations de contenant - contact - continuité - favorisant la régression du patient qui devrait pouvoir bénéficier de l'hospitalisation sans avoir à la négocier, son état de détresse suffisant à la justifier, et même s'il est suivi dehors. De l'autre, le paternel avec la coupure, la distance, la séparation, et la parole. Faute d'articulation et faute de divorce (dans cette éventualité, on quitterait le système complexe), risquent d'apparaître l'indifférence, le mépris, l'envie et la haine. On n'a rien à se dire, les réunions sécrètent un profond ennui; les IN soupçonnent les EX de n'avoir pas tellement de travail, de vivre dans le confort, avec les malades pas malades, les EX jugent les IN complices d'un conservatisme frileux, bien au chaud dans le groupe. Si vient la haine, gare à la paranoïa des enfants !
Une articulation meilleure serait la répartition des rôles, toujours conflictuelle," l'enfant" malade faisant jouer des clivages et puisant des identifications chez l'un - chez l'autre. Ainsi l'hôpital aidera un patient à reconnaître son désir de passivité et de dépendance, contre lequel il luttait farouchement au prix d'un activisme forcené, quand ce n'est pas d'un délire mégalo maniaque. Si ce même hôpital ne se complaît pas dans son rôle maternel et ne joue pas _ la mère abusive, accepte de n'être que relativement bon, n'oublie pas que l'extérieur existe, s'en fait même le porte-parole, l'activité psychique reprendra avec la curiosité et le désir d'apprendre à parler, à parler de soi. Cela suppose une sortie et un EX organisé pour répondre à ce type de demande singulière.
Dans un modèle psycho-dynamique, suivant la première théorie des pulsions de Freud, on distingue les pulsions d'auto-conservation et les pulsions sexuelles. Les premières renvoient le sujet à la maison, à la recherche de la sécurité, les secondes étant les pulsions qui poussent vers la liaison à l'autre, au détriment de l'homéostasie première.
Dans le soin aux patients psychotiques, nous avons affaire à la première de ces deux catégories de pulsion, celles de l'auto-conservation qui tendent à annuler l'autre dans sa différence, à rechercher le courant tendre, sans oblativité aucune puisque l'autre en tant que sujet indépendant ne saurait être reconnu. En cas de conflit avec le partenaire, ce qui ne saurait manquer d'advenir, il convient de l'éliminer puisque son existence même est un danger. On rejoint la conception de Bergeret qui parle de la "violence fondamentale", celle que l'oracle de Delphes révèle aux parents d'Œdipe, leur enjoignant de se débarrasser au plus tôt d'un rejeton qui leur apportera le malheur, sans qu'il soit déjà question d'inceste, ni bien sur de complexe d'Œdipe ! . Le fantasme est celui de l'infanticide à titre préventif, ou encore celui de tuer pour ne pas être tué. On indique en passant que c'est le thème de Médée, la femme répudiée qui tue ses enfants et ruine tout un pays. La régression dont il est coutumier de parler pour les patients psychotiques me semble de cet ordre en cas de décompensation, à savoir une position violente du patient, seul moyen pour lui de survivre. Cette conception n'est pas inutile pour résister aux comportements "agressifs", aux attitudes méprisantes et rejetantes, à un moindre degré à l'absence de reconnaissance que nous témoignent les patients dans l'hôpital.
Dans la crise, le patient vit une situation de désarroi, d'abandon, que JC STOLOFF compare à celle du Christ sur sa croix criant " Père , pourquoi m'as-tu abandonné ?" Dans ce monde du tout ou rien, nous sommes assignés à la place d'une mère infiniment tolérante combiné à l'image du Dieu des juifs, tout puissant sans doute, le Créateur sans doute, mais aussi qui pardonne tout à son enfant (ou son peuple) turbulent, qui le trahit pour des idoles. Grâce à l'Alliance que représente l'Arche, le peuple juif sait qu'il ne sera jamais abandonné par Dieu, bien que celui-ci se manifeste si peu.
Il en serait de même avec le patient psychotique, "pris en charge " dans le secteur, un système qui assure la continuité des soins, et ne l'abandonnera jamais... à moins qu'il ne déménage dans un autre arrondissement !
A l'extérieur, au CMP ou autre lieu intermittent, qui ferme les soirs et les week-ends, cette régression n'est plus de mise. A moins que les soins ambulatoires ne soient qu'accompagnement intensif et perpétuel, au prix d'une évolution déficitaire du patient, obligé d'édulcorer sa vie affective pour ne pas trop souffrir. Un soin suppose donc deux préalables :

  • que le patient ait une représentation de soi malade, dépendant d'autrui, distinct de lui: alors nous pourrons travailler avec lui à une représentation de sa "maladie", de sa souffrance, voire de sa condition pour parler grandiloquent et pas médical.
  • que le lieu de soin ambulatoire soit articulé avec l'hôpital, puisque pour certaines pathologies de l'identité, l'un ne saurait tout faire. La représentation d'un couple aurait le mérite de ne pas inféoder l'un à l'autre, selon les schémas connus de l'hospitalo-centrisme et de la "désinstitutionnalisation" selon que l'on se proclame ancien ou moderne.

1.3.2. UN MODELE POLITIQUE,

au sens philosophique du terme, associe l'IN à la maison et l'EX à la cité. Entre les deux, le NOMOS, ce mur qui sépare la vie publique de la vie privée , et dont découle l'économie, à savoir "les lois de la maisonnée" dans la Grèce Antique. La maison, lieu de la famille est soumis à la tyrannie du chef de celle-ci, qui s'en va bavarder sur l'Agora avec ses concitoyens toute la journée. Une aubaine pour femmes, enfants et esclaves, même si le tyran grec n'est pas cruel et au contraire est un honnête homme!
Dans ce modèle on remarque que l'hôpital restaure l'autonomie des patients en détresse, quand leur fonction Sujet ne peut plus s'exercer, quand ils font des bêtises, ainsi qu'on le dit des enfants qui n'ont pas l'âge de raison, et qui ne votent pas. Mais il ne saurait être le lieu de l'exercice de ses droits, et notamment celui de parler sans avoir à demander la permission. Cette liberté s'acquiert dehors, dans la rencontre avec des semblables, dans des relations qui sont moins grevées par la hiérarchie, une figure de la différence des générations. En ce sens le salut ne vient jamais de la famille, dont une société n'a pas intérêt à reprendre les règles de fonctionnement si elle prétend à la démocratie. Il semble bien que le fonctionnement des groupes est toujours ou presque compris en référence à la famille, suivant les analyses de Freud, jamais selon un modèle politique.

1.3.3. DANS UN MODELE TOPOLOGIQUE,

de mathématique simple et sûrement pas "lacanoïde", on figurerait l'articulation par une intersection de deux ensembles. Tout n'est pas articulable. Nous ne pensons pas tellement aux personnes encore que certaines soient des messagers, des "go-beetwen", alors que d'autres sont des sédentaires, spécialistes de l'IN ou de l'EX (arriérés profonds, névrotiques, certains psychothérapeutes). Cette spécialisation s'applique donc aux soignants, mais aussi aux soignés.
Mais nous pensons plutôt à des techniques de soins ou à des conceptions dont la valeur a cours ou n'a pas cours dans l'autre domaine; de même qu'une monnaie est convertible ou pas. Ainsi, par exemple, la responsabilité individuelle de l'ISP dans le traitement d'un patient est un concept très valide en EX, et très difficile à utiliser en IN; les contraintes dans la réalité (roulement) et surtout le poids du groupe favorisent les suppléances , la diversion et la diversification des liens: multiplication des transferts latéraux et des phénomènes d'inter-transfert. (cf. dynamique des petits groupes à plusieurs animateurs).



2. L'ellipse


On croit en général que la terre tourne autour du soleil, comme le découvrit Copernic, celui qui scandalisa en ne laissant plus l'Homme au centre du monde. En fait Kepler a montré que les planètes décrivent des trajectoires elliptiques autour du soleil. La planète tourne autour d'un autre foyer, vide celui -là, et qui l'attire aussi. Si la figure de l'ellipse renvoie à la triangulation, tarte à la crème en psychiatrie, il est pour nous assez plaisant d'imaginer que les patients ne font pas que nous tourner autour, mais vont voir ailleurs, attiré par un objet dont nous ne savons rien, qu'on ne voit même pas, et qui reste hors de notre influence. L'idée est séduisante, esthétiquement parlant, mais elle a heureusement quelques conséquences plus pratiques :

  • elle rappelle l'intérêt des soins bipolaires, et l'indépendance des deux pôles, dont l'un ne doit pas être inféodé à l'autre.
  • elle indique la place des activités non-soignantes, que nous ne devons pas infiltrer et ramener vers le soin: c'est pourquoi je fais le choix de l'Art Brut contre l'Art-Thérapie, cet Art que l'on dit dégénéré, à entendre au pied de la lettre, hors référence académique et enseignement.
  • enfin une conséquence philosophique: organiser des soins en prévoyant qu'il comportera des éléments incontrôlables est un garde-fous contre la tentation de définir une " essence " du soin, et en revanche de lui prêter une "existence", ce qui le rapproche d'avantage du vivant. En revanche nous sommes loin des protocoles qui sont à la mode et que l'on promeut de nos jours

Nous arrivons bientôt à la fin et cette articulation ne se concrétise jamais: quelques métaphores, quelques référence disparates, peu articulées entre elles d'ailleurs. Décidément, quelle résistance à l'injonction du grand-père ! N'y aurait-il que critiques et rien à proposer ? Notre réponse serait que la seule articulation qui compte est mentale, par une tentative de se représenter ces modèles en opposition dialectique, ne s'annulant jamais, mais se présentant dans un mouvement d'alternative - alternance. On retrouve ici le concept d"'Institution Mentale" développé par J. HOCHMANN. Ainsi peut on travailler sans avoir même "changer de casquette", sans perte d'identité, puisqu'il s'agit toujours d'un travail psychique, même si ce ne sont pas les mêmes affects et représentations qui sont mobilisés. C'est un peu comme si le cadre de travail, "IN&EX", était vécu comme un objet interne, un organisme vivant, une greffe pour en terminer avec l'anatomie.
D'ailleurs, nous supportons mal les intrusions du monde socio-"économique" (au sens moderne et pas antique) dans cet hôpital, qui peut devenir très inhospitalier, qui se moquerait de la charité, et qui s'aligne sur le modèle le plus scientiste de la médecine sous prétexte d'évaluation, au mépris des personnes qu'il reçoit. C'est comme si cela nous rendait malade ! Désolé de terminer sur une note un peu inquiète, mais les temps sont durs.

 

Dr Eric Julliand
Centre Hospitalier "le Vinatier"

références bibliographiques :
Les Carrefours du Labyrinthe de C. Castoriadis collection Esprit Le Seuil 1976
Hiérarchie et Filiation de J. Guyotat (exposé au IIème Cours international de Villeurbanne)
L'agora chez l'analyste de J. Peuch-Lestrade in Revue Topique 1995
Histoire de la psychiatrie de secteur Revue Recherches 1976
Les pathologies de l'Identification de JC STOLOFF Dunod 1995