Dr. Eric JULLIAND
Des expériences artistiques dans un espace thérapeutique,
je n'ai aucune expérience personnelle, n'exerçant aucun
art hormis quelques essais de littérature humoristique à
la publication confidentielle. Je traiterai ce sujet en biaisant, mon
propos étant au fond de rappeler les risques de la confusion entre
création et thérapie d'une part, d'autre part de dire quelques
mots de la place de l'émotion esthétique dans la thérapie
et aussi des rapports entre esthétique, création et constitution
de la relation d'objet: il sera alors question de la notion de "conflit
esthétique", de la sublimation et de l'auto-engendrement,
différents points théoriques relativement antagonistes à
propos desquels je n'ai pas les idées très claires, ce qui
sera propice au débat, dont j'attends beaucoup
DE L'ART BRUT A L'ART THERAPIE, ou chronique d'un sommeil
annoncé
De cette histoire locale, à l'hôpital de W, je ne suis qu'un
témoin.
Au Centre Social, fonctionnait dans un climat conflictuel et désordonné
quelques ateliers artistiques, animés par des peintres , sculpteurs,
rémunérés par l'hôpital, et qui ne s'entendaient
guère. Différentes conceptions, rivalités ? Les patients
pouvaient s'inscrire dans ces ateliers sans indication médicale,
ou si vague - sans que l'on instituât un lien entre les soignant
et les artistes, sans que les uvres fussent interprétées
par les psychiatres dans le sens d'un projet thérapeutique. C'était
de l'art pour l'art, en somme. Ces ateliers étaient placés
sous la responsabilité d'un psychiatre partisan et amateur éclairé
de l'Art Brut, , selon le principe que la psychiatrie ne devait pas mettre
l'art au service du soin, sauf à courir le risque de le tuer. Les
ateliers étaient donc un espace hors soin. Sous son égide,
les ateliers fonctionnaient et dysfonctionnaient, selon les humeurs des
artistes, un peu bohème, on s'en doute, mais n'est-ce pas de ce
désordre et de cette anarchie, un peu primaires au sens de processus
psychiques primaires, que pouvait naître la création artistique.
Des expositions, l'intérêt des amateurs d'art et des
galeries du crû attestaient de la vitalité de l'expérience.
Las, il fut décidé , entre psychiatres, de faire cesser
ce désordre, d'autant que l'administration hospitalière
occupait un pouvoir laissé volontairement vacant. Aux voix, l'Art
Thérapie l'emporta sur l'Art Brut. Depuis trois ans, un psy puis
un autre, intéressés puis découragés ont essayé
de restructurer les ateliers du Centre Social pour développer un
"Département d'Art-Thérapie". A ce jour, les conflits
de pouvoir provoquent une panne quasi totale. Fin de l'histoire
On aura pu vérifier que l'analité et la création
ne font pas bon ménage, ce que l'on savait déjà,
mais qu'il fallait vérifier, sans doute...
Au delà de cette anecdote, on raconte qu'en Suisse, un berceau
de l'Art Brut, le passage identique à l'Art Thérapie a conduit
à décrocher les tableaux exposés: désormais,
ceux-ci appartiennent au dossier médical et sont donc soumis au
même secret !
L'AMBIGUITE
Que l'on considère les productions de nos patients comme des symptômes
ou des uvres d'art a donc des conséquences immédiates
quant àleur exposition ou leur mise sous séquestres. Ce
choix résulte de nos présupposés de base et de nos
intérêts: sommes nous plus intéressés par la
valeur artistique des uvres ou par leur sens ? Sans doute un peu
des deux, mais dans quelle direction allons nous orienter notre action
? Allons nous développer l'Art pour l'Art en confiant des malades
et la gestion d'ateliers à des artistes, ou bien utiliser l'activité
créatrice comme catalyseur d'un processus thérapeutique
? Maintenir l'équivoque me paraît injuste pour l'art, et
malhonnête pour les patients. Mais lever l'ambiguïté
est un idéal. Un atelier dans un hôpital n'est pas un atelier
comme un autre, même aux yeux des malades. La valeur de l'uvre
en dépend. Je me souviens d'un patient qui fut soigné dans
le service où j'étais interne. Il y peignait et exposa dans
un centre culturel, plusieurs années après mon départ.
Il sous-évaluait de moitié les toiles peintes à l'hôpital.
Comme acheteur, il fut pour moi hors de question de discuter quoi que
ce soit. Au fond c'est une illustration d'un transfert qui ne peut se
liquider.
L'ambiguïté des espaces thérapeutiques est incommode
mais nécessaire: sinon, les patients iraient peindre ailleurs,
dans les lieux faits pour cela. Pourquoi ne le font-ils pas ? Parce qu'ils
sont malades en plus d'avoir un don artistique. Sans doute ont-ils besoin
de ce cadre solide et protecteur que nous leur aménageons, hors
duquel ils n'exposeraient pas, et ne s'exposeraient pas. Que cet environnement
soit propice à l'expression, c'est nécessaire. N'y aurait-il
pas cependant une nécessité pour les patients, notamment
hospitalisés de longue date, à nous échapper, à
s'évader, et il est important qu'ils aient des recoins sombres
, où ils peuvent se cacher des regards inquisiteurs et curieux.
Je sais que ce genre de recoins est plus spécifique des grands
CHS que des hôpitaux généraux, mais cela se fait rare,
puisque la technicité, médicale de préférence
nous envahit aussi. Hélas.
Reste donc l'appréciation artistique de la production des patients,
en se privant de la grille de lecture psychiatrique: le psy est alors
prié de laisser son savoir au vestiaire et l'atelier ou le lieu
d'exposition n'est pas spécifique, bien que dans l'hôpital,
par exemple. D'où l'intérêt pratique des ateliers
extérieurs aux murs, ou de l'entrée de la culture dans les
hôpitaux, deux démarches qui ne vont pas de soi. Notre intérêt
un peu lointain, comme un regard bienveillant, ou plutôt une sollicitude
maternelle tranquille peut développer "la capacité
d' être seul" [ DW Winnicott].
Ce genre d'espace est nécessaire mais pas suffisant, parce que
tous les patients ne font pas d'art, et qu'il nous faut bien l'accepter,
Je dis cela avec un ton de regret, car il m'apparaît que l'amélioration
clinique pourrait se concevoir par une mutation dans la production du
patient: un patient change de production, fabriquant autre chose que des
symptômes dûment répertorié dans nos manuels
d'initiation à la psychiatrie. La sublimation étant plutôt
bien évaluée, une activité artistique sera valorisée.
Dans une thérapie , analytique par exemple, il semble bien que
cette activité sublimatoire soit repérable, et c'est même
ce qui constituera la prime de plaisir pour les protagonistes de cette
aventure. On passe assez naturellement à une deuxième partie
où l'on pose la question de l'objet, dans le sens de la constitution
de la relation d'objet, que l'on considère alors d'un il
de soignant, et plus d'amateur, bien que la question esthétique
ne soit pas absente de nos préoccupations.
LA PLACE DE L'OBJET ou excursion dans la jungle théorique
Ce sous-titre est grandiloquent et l'on risque d'être fort déçu
à la fin du paragraphe. Pourtant, la question de l'objet en psychiatrie
est aussi lancinante que celle du Sujet, et les deux sont inséparables,
dans le même duo que celui de la poule et de l'uf. La question
que je me pose serait la suivante: quand on dit que pour les psychotiques,
l'objet n'existe pas, on parle de l'objet personne . Mais qu'en est-il
du monde des choses et du rapport à la réalité, en
généralisant ?
Par leur économie et leur fonctionnement psychique bizarre, ces
patients nous morcellent et nous clivent, nous nient, tout autant qu'ils
se morcellent, se clivent, ou nient leur vie affective. S'ils s'occupent
d'objets et les investissent affectivement, c'est sur le mode même
de l'identification projective, en effondrant la limite entre dedans et
dehors. Certaines choses deviennent dangereuses et bizarres. Par ailleurs
et l'on revient à notre thème, des patients dessinent, peignent,
chantent , écrivent, etc. Et ces uvres sont affectivement
investies, fonctionnant comme espace de projection du monde interne et
de la vision du monde. Donc de la vision des objets. Cela nous intéresse
pour les soins parce que cela touche la curiosité pour le monde,
autrement dit la pulsion de savoir; ou épistémophilie, donc
la sublimation, une voie pulsionnelle plutôt favorable. Cela nous
conduit à interroger des théoriciens
On ne rappelle que rapidement D.W. Winnicott et le très fameux
objet transitionnel, à la fois trouvé et créé
par l'enfant, à la fois moi et non-moi, et l'élaboration
de la théorie de l'espace transitionnel et de ses liens avec la
créativité, pour passer à un autre Donald, Donald
Meltzer, qui a élaboré le concept de "objet esthétique"
et de "conflit esthétique" censé rendre compte
de la découverte du monde par le nouveau né et de son impact
sur sa psyché. Selon D Meltzer, l'enfant qui naît est saisi
esthétiquement par l'impact sensoriel du monde extérieur
et se pose dès l'origine la question suivante :
" Est-Ce Que c'est aussi beau à l'intérieur
? "
De ce questionnement naît selon lui la pulsion épistémophilique,
l'inquiétude et l'angoisse devant cette énigme, parce que
l'objet résiste à cette investigation, ce qui se structure
en position dépressive. D Meltzer note au passage que celle-ci
précède la position schizo-paranoïde décrite
par M Klein, ce qui n'est pas sans conséquences cliniques. Déjà,
l'objet est distinct du sujet, ce qui suppose que le bébé
ait renoncé à l'omnipotence imaginaire et au mécanisme
hallucinatoire par lequel il se croit le créateur du monde environnant
et de soi-même. Le deuil de sa toute puissance le projette dans
une dépression dont il ne s'accommodera qu'au travers de la recherche
épistémophilique.
Il faut cependant noter que le terme esthétique, traduit de l'anglais
se présente comme un faux ami, parce qu'il n'est pas d'emblée
question d'un jugement esthétique, au sens de la critique d'art,
mais seulement de l'expérience émotionnelle, une expérience
faite de plaisir et de satisfaction lors de la première rencontre
avec l'objet, et pas seulement de violence ou de haine comme le décrivent
Bergeret d'une part, les auteurs kleiniens d'autre part, ou même
Winnicott. Melzter présente une version délibérément
optimiste, voire mystique des origines. Certains ont gardé ou retrouvé
la trace lors de certaines expériences: par exemple la visite de
Sainte-Sophie à Istanbul, dont la coupole vous recouvre et vous
enveloppe, ou bien, souvenir personnel, la vue sur le parc depuis les
terrasses de Chambord, ou bien encore certains rêves de paysage.
On se réconcilie avec le faux ami.
Cette question se réfléchira en miroir, pour autant qu'un
miroir aura été rencontré et qu'un processus de subjectivation
aura eu lieu sans trop de ratage. On se souvient alors de ce que Pierre
LEGENDRE dit de l'image et du miroir, développant la théorisation
de Lacan sur ce stade si fameux: le miroir fonctionne comme un tiers entre
le sujet et son image. Un enfant psychotique ne reconnaissait pas son
image dans le miroir et s'y précipitait. C'est aussi le destin
de Narcisse, qui s'abîme dans son reflet et n'entend pas la nymphe
Echo qui s'épuisa en tentant de le séduire. Sans doute les
mots ont ils manqué, au sens d'énoncés identificatoires
, de ceux qui permettent d'échapper à la mise en abîme
dans une spécularité sans issue. Les meilleurs miroirs ne
seraient ils pas les vénitiens, qui ne vous renvoient pas votre
reflet directement mais détournent les rayons lumineux et vous
permettent de voir votre voisin, ou voisine, à côté
de vous:
"Content de vous voir !" peut on alors échanger au
lieu de dire " Je ne me suis jamais vu que dans les yeux de ma
mère " , ainsi que me confiait un jeune patient
Je me souviens aussi d'une phrase de Rappard affirmant que les psychotiques
ne travaillent pas, sauf du chapeau, voulant illustrer par cette formule
l'incapacité du patient psychotique à se libérer
de l'aliénation individuelle, et ne pouvant se risquer dans l'aliénation
sociale; celle du travail. Il articulait les théories marxistes
et lacaniennes, posant la question du rapport de ces sujets, si l'on ose
dire, à la réalité du monde. Les patients psychotiques
ne peuvent pas créer, modestement et laborieusement, puisqu'ils
sont pris eux-mêmes dans un fantasme d'auto-engendrement, créateur
et créature à la fois, niant les origines, l'antériorité
du monde, la différence des générations, se prenant
pour le Christ, ou pour Dieu, ce qui revient au même dans les délires
mégalomaniques dont ils acceptent parfois de nous parler. Leur
passage à une activité créatrice, ni nulle ni géniale,
le don ou le prêt d'une uvre à poser au milieu des
autres, serait peut-être le signe qu'il s'admettent comme "
un parmi d'autres", et renoncent à ce fantasme d'auto-engendrement
qui les enferme dans un narcissisme stérile, ainsi que l'expose
RACAMIER.
Enfin le travail créateur a été analysé par
D ANZIEU qui propose cinq conditions :
- Un mouvement régressif vers la solitude et le
narcissisme.
- La capacité à percevoir ses représentations
archaïques, à les affronter. La présence à
ce stade d'un ami vous rassurant de l'extérieur est précieuse
et très fréquente: Théo le frère de Vincent
Van Gogh, Gaston Gallimard pour Proust, Fliess pour Freud par exemple.
- Un don qui permette selon un code la transposition de
ces représentations dans un matériau: peinture, musique,
écriture.
- Un style et une composition.
- La présentation à un public, suppose que
l'uvre puisse mener une vie indépendante; elle n'est pas
souvent dépassée.
Sans ces conditions, il s'agirait plus d'expression brute, de répétition
que de travail créateur. L'élaboration emprunte le chemin
de la sublimation.
LA CREATIVITE DANS LE SOIN
La créativité et la sublimation seraient des signes d'un
fonctionnement non psychotique du sujet. Elles se différencient
de la création délirante par le fait qu'elles sont reliées
à un courant culturel qui a préexisté, qui les intègre
plus ou moins facilement, dans une catégorie scientifique ou esthétique,
même si c'est celle de l'Art Brut. En ce sens, les délirants
refont leur monde en perpétuelle destruction, et les artistes recréent
un monde imparfait.
Quel passage entre les deux ? Nous avons vu que les patients, psychotiques
encore plus, projettent tant d'eux-mêmes dans les objets, même
banals, qu'il nous faut être très respectueux à leur
égard. Si l'on fait l'hypothèse que les patients se représentent
ou représentent leurs conflits au travers de leur production artistique
comme de leurs symptômes, il nous faut quitter notre position de
soignant lors de leur exposition. Sinon, nous sommes dans la transgression.
Il faut choisir entre art et thérapie, l'alliage est " contre-nature",
comme certains mélanges culinaires sont frappés d'interdit
religieux. Les espaces voués à l'art ne doivent pas être
sous contrôle médical, ou soignant en général.
Nécessaire parce que, comme dans la psychanalyse, on met en place
le cadre qui permet au patient de guérir, risquons le mot, mais
le contenu reste essentiel, et c'est la place des interprétations,
celle de l'artiste, celle de l'analyste aussi... Là on voit que
l'accueil réservé est important. Si l'on poursuit la métaphore,
l'accueil et le traitement faits aux uvres artistiques de patients
doit être aussi peu objectivant que possible que l'est une interprétation
en analyse. Le plus souvent d'ailleurs, il est préférable
de se taire et de ne pas sortir de la neutralité. L'interprétation
pseudo-analytique des uvres des patients n'est pas un détour
qui permet de les soigner, mais un détournement, une perversion
si l'on en croit l'étymologie latine. Elle n'est pas analytique
parce qu'elle est hors de ce cadre précis d'une part, donc obscène,
et aussi parce qu'elle n'interprète pas dans le transfert, mais
des contenus figurés. Ce genre d'interprétation apparaît
donc comme obscène, ou au mieux comme une clef des songes, du type
modèle multiprise, comme les outils en mécanique. Ce serait
aussi une extension de l'interprétation des dessins d'enfants,
qui en plus n'auraient rien demandé, avec tous les effets traumatiques
de ce genre de séduction.
En revanche dans l'espace thérapeutique stricto sensu, les productions,
les paroles tout simplement, les élaborations de fantasmes, les
constructions - interprétations sont des créations, belles
parfois, qui sont des uvres. Nous sommes dans notre domaine. Là
on ne travaille pas du chapeau, mais on a affaire à une mentalisation
transmissible, et à une expérience de réalité
partageable. C'est la reconnaissance par le soignant d'une communauté
d'expérience qui permet au patient de sortir de son vécu
d'étrangeté radicale et le ramène vers le monde du
" commun des mortels". Le passage ne se fait pas de la psychose
vers l'art, mais vers l'ordinaire. Un grand progrès, mais qui contient
et annonce d'autres deuils et d'autres angoisses.
En tant que soignant, c'est plutôt une joie, même si cela
passe par une désillusion partagée:
"Ce n'était donc pas un génie", dira le
psy. "Je me prenais pour Dieu" , dira le patient.
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Dr Eric Julliand
Centre Hospitalier "le Vinatier"
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